interview

Marie Redon et Boris Lebeau nous en disent plus sur la géopolitique des jeux d'argent

Marie Redon et Boris Lebeau sont tous deux maitresse et maitre de conférences à l'Université Sorbonne Paris Nord (laboratoire Pléiade, ER-7338). Ils partagent pour discipline la géographie et, depuis début octobre 2020, un ouvrage coécrit aux éditions le Cavalier Bleu. Son titre ? Géopolitique des jeux d’argent - Les enjeux d’une mondialisation silencieuse. Les deux chercheur·e·s repondent ici à nos questions et nous emènent pour une plongée au coeur de l'ouvrage..

« Ludocorpus : Bonjour Marie Redon, bonjour Boris Lebeau. Pouvez-vous vous présenter ?

Marie Redon : Bonjour, j’ai suivi le parcours académique « classique » avec le Capes, l’agrégation, une thèse sur les îles partagées (Haïti / République dominicaine, Saint-Martin, Timor) soutenue en 2007 avant de devenir maîtresse de conférences à Sorbonne Paris Nord, alors Paris 13. Depuis, j’y enseigne avec joie, courage et détermination la géographie, de la 1ère année aux Master et préparation au Capes. Je fais partie du laboratoire pluridisciplinaire Pléiade, où je co-dirige l’axe « Marges, inégalités, vulnérabilités » tout en restant rattachée à l’UMR Prodig (Pôle de recherche pour l’organisation et la diffusion de l’information géographique), où j’ai commencé mon parcours de recherche. C’est en 2008, dans les couloirs de la fac, que j’ai rencontré mon collègue Boris Lebeau…

Boris Lebeau : …qui, après une thèse de géographie sur l’intercommunalité en Île-de-France, avait travaillé pendant trois ans dans les collectivités territoriales en tant qu’urbaniste avant d’être recruté en 2009 comme MCF dans cette même université Sorbonne Paris-Nord. J’y enseigne la géographie et forme avec toujours autant de conviction et de plaisir nos étudiants aux métiers de l’urbanisme et de l’aménagement. Sur le plan de la recherche, je suis, comme Marie rattaché au laboratoire Pléiade et à l’axe « Marges, inégalités, vulnérabilités ».

L. : Vous avez publié fin 2020 un ouvrage intitulé Géopolitique des jeux d’argent aux éditions du Cavalier Bleu, pouvez-vous nous en dresser la problématique générale ; quels grands thèmes y avez-vous abordés ?

M.R : Comme l’indique le sous-titre, « les enjeux d’une mondialisation silencieuse », les jeux d’argent, dont la pratique relève parfois de l’aménagement du territoire (casinos) ou de la rente de situation, permettent d’analyser une autre forme de globalisation en mettant en évidence les flux monétaires et matériels qui relient les espaces des jeux. Et puis, derrière les jeux d’argent, c’est aussi tout un système de représentation et une sociabilité qui se lisent. Les mutations actuelles des jeux dits traditionnels et les politiques menées pour cibler de nouveaux publics sont porteuses d’enseignement sur les rapports de domination et la circulation des normes et des modèles. Il y a également un enjeu de géographie politique à l’échelle locale sur le principe du dérogatoire : en effet, dans la majeure partie de l’espace, on ne peut pas jouer, mais il y a des espaces où, par dérogation, on peut jouer. Cette dimension régalienne, discrétionnaire du contrôle et de l’organisation des jeux est au fondement de l’organisation spatiale des lieux de jeu. Bref, à la fois les conditions d’existence des jeux d’argent et leurs implications spatiales en font un bon champ d’investigation pour les géographes, c’est ce qu’on a voulu montrer dans le livre.

B.L : Oui, et pour montrer cela, nous avons commencé par dresser le constat de l’omniprésence des jeux d’argent, de la nouvelle donne économique et des enjeux politiques que cela induit. La première partie du livre essaie donc de montrer comment s’est progressivement mise en place une aire mondiale des jeux d’argent, à l’ère des nouvelles technologies. Le rôle des gouvernements, des entreprises transnationales mais aussi des acteurs locaux permet de lire des processus de mondialisation « par le haut » et « par le bas » mais aussi des zones grises, avec une frontière de plus en plus difficile à faire entre jeux et jeux d’argent. Ensuite, nous avons voulu montrer que malgré tout, l’espace résiste, qu’on assiste à une « lutte des places » à toutes les échelles. Des hauts lieux aux petits guichets des rues de Dakar, l’enjeu de la localisation, de la situation demeure central. Nous abordons donc dans la deuxième partie les lieux de jeux à l’échelle globale, avec ses hauts lieux visibles, comme Las Vegas ou Macao, puis nous nous intéressons aux enjeux d’aménagement du territoire que constituent les casinos. Dans la société de loisirs qui s’affirme, avec le développement du tourisme, le casino est devenu un attribut métropolitain important, tout en étant, à l’échelle du bâtiment lui-même, un dispositif spatial. La troisième partie traite des mutations en cours du secteur des jeux d’argent, rapides et spectaculaires. Avec les nouvelles technologies qui relient les lieux en abolissant la distance-temps, avec l’expansion de l’offre de jeu, on peut désormais parier d’un continent sur ce qui se déroule aux antipodes, en temps réel. On le voit par exemple avec le PMU en Afrique de l’Ouest. Mais la circulation est aussi celle des capitaux, légaux ou illégaux, parfois carrément mafieux, sans occulter les bouleversements culturels et l’évolution des normes qu’offrent à lire les jeux d’argent. Le rapport aux jeux d’argent est, globalement, de plus en plus décomplexé et de plus en plus intime, domestique, notamment avec l’utilisation des smartphones et des jeux en ligne.

L. : Quelle est l’origine de cet ouvrage ? Comment est-il né ?

M.R : De mon côté, j’ai effectué mon Habilitation à diriger des recherches (HDR) en partie sur le thème des jeux, puisque j’avais effectué plusieurs missions sur ce thème, avec déjà quelques articles et des films de recherche. En transformer une partie en ouvrage était logique, d’autant que les éditions du Cavalier Bleu, où je venais de publier une Géopolitique des îles, étaient intéressés par le thème. Mais je savais très bien que les travaux de Boris étant tout à fait complémentaires des miens, le livre serait bien plus riche à quatre mains. Nous avons donc très rapidement décidé d’une perspective commune, d’un plan, co-rédigé des parties, amendé celles rédigées par l’autre. Le travail de co-écriture a vraiment été fluide et rapide, et puis notre éditrice à l’œil de lynx, en relisant avec acuité les versions successives, nous a aidés à clarifier et parfois alléger ou recentrer le propos. In fine, il a fallu moins d’un an entre la première rencontre avec l’éditrice et la parution de l’ouvrage !

B.L : Avec Marie et notre collègue D. Grancher, nous avions déjà collaboré à un projet de recherche (soutenu par le GIS) sur le PMU dont une présentation avait été faite au festival international de géographie à Saint-Dié. De mon côté, j’avais mené (toujours sous les auspices du GIS « Jeu et Sociétés ») trois autres projets sur les hauts lieux du jeu (Macao, Las Vegas et Singapour) sous l’angle de la géographie urbaine et économique. Nos approches étaient donc complémentaires. Marie avait posé les bases d’une étude géographique globale sur les jeux dans son HDR et investigué les micro-lieux du jeu dans les suds, tandis que de mon côté j’étais plutôt focalisé sur les grands opérateurs, les circulations de modèles et de capitaux à travers le monde. L’habitude de travailler ensemble et l’accompagnement sans faille de nos éditrices ont fait le reste.

L. : Un travail de recherche, même s’il est effectué dans un cadre, avec une méthodologie et une problématique, fait jaillir des découvertes, des faits nouveaux. Qu’en est-il pour ce travail ?

M.R : Sur l’ensemble de la thématique, déjà, je ne m’attendais pas à ce que ce soit si riche, que le phénomène à la fois dans ses multiples réalités et dans les analyses que l’on peut en faire soit si porteur. Et puis pour donner un exemple plus précis de fait saillant, si ce n’est nouveau, je dirais que le fait que la digitalisation des jeux d’argent s’appuie sur des pôles invisibles, sortes de cyber-districts du jeu qui reprennent la géographie et la logique de fonctionnement des paradis fiscaux, m’a étonnée. En effet, les paradis fiscaux hébergent une part importante des sites de jeux de hasard et d’argent, surtout dans le domaine des paris sportifs, qui se développent actuellement sur Internet, dévoilant ainsi une autre facette de la mondialisation et de sa financiarisation. Ces territoires qui hébergent des sites de casinos ou de paris sportifs non autorisés foisonnent dans des pays à faible régulation. Ils peuvent ainsi être considérés comme des pôles du réseau global des jeux en ligne. Tout comme la finance occulte, l’accueil de services de jeux en ligne est devenu l’enjeu de véritables stratégies économiques nationales comme à Antigua, Malte, St Kitts & Nevis, Chypre ou la Finlande (via l’île d’Aland). Des micro-territoires, comme Gibraltar, accordent aussi des licences internationales. L’invisibilité de ces circuits est d’autant plus importante que chaque jour, des sites de jeux en ligne apparaissent et disparaissent, proposent leurs produits au monde entier, sans se soucier des frontières géographiques et des réglementations étatiques. C’est près de 80 % des quelque 8 000 opérateurs proposant des paris sportifs dans le monde qui sont enregistrés dans un des territoires où les niveaux de taxation et de contrôle sont très faibles : Alderney, Gibraltar, île de Man, Malte, province de Cagayan aux Philippines, territoire du Kahnawake au Québec, Antigua-et-Barbuda, la Grande-Bretagne et le Costa Rica, etc. Cette concentration aboutit même à une véritable spécialisation pour certains territoires comme Gibraltar ou Malte.

B.L : J’ai été, comme Marie, fasciné par l’ampleur et l’étendue de ces logiques de diffusion des jeux par-delà les frontières et les législations. Mais en même temps, j’ai été frappé par la résistance des territoires, des cultures, des pratiques et des modalités d’encadrement institutionnelles et politiques singulièrement différentes à chaque fois. Je prépare actuellement une HDR sur le lien entre géographie et idéologie en me focalisant sur le néolibéralisme. Mes recherches sur les jeux, qui m’ont ouvert de nombreux terrains dans le monde, me permettent de mieux identifier l’ancrage de cette idéologie dans la pensée occidentale et de relativiser sérieusement son emprise sur le monde.

L. : Quelle est votre actualité en tant que chercheur·e·s ? Avez-vous d’autres projets liés à l’étude du jeu ? (Si vous souhaitez aborder ce point ou reformuler ?)

M.R : Oui, oui, tout à fait, nous allons, si le contexte sanitaire le permet, aller à Dakar à l’automne prochain pour une mission d’actualisation de données avec nos collègues ivoiriens et sénégalais. Un article doit d’ailleurs bientôt paraître dans la revue Afrique Contemporaine sur l’essor des jeux d’argent dans les villes d’Afrique de l’Ouest, notamment Dakar et Abidjan. Et puis un de nos étudiants de master a commencé un travail sur les jeux d’argent dans le 7e arrondissement de Paris et avons un projet de recherche en cours sur l’évolution de l’implantation des PMU City que nous avons du mal à avancer….

B.L : …et puis nous voudrions organiser un colloque sur les jeux d’argent en 2022, de dimension internationale, au Campus Condorcet, mais il faut d’abord que je finisse mon HDR, où les jeux d’argent prennent leur part. Ce qui nous manque cruellement, ce ne sont pas les projets sur les jeux, nous avons plein de pistes, mais c’est le temps de les mettre en œuvre !

L. : En première page de votre ouvrage vous remerciez le GIS Jeu et Sociétés pour son soutien. Dans la pratique comment le groupement a-t-il facilité vos travaux ?

M.R : il a d’abord purement et simplement été à l’origine de ces travaux. C’est parce que le GIS existait et finançait de missions de terrain sur les jeux que nous nous sommes intéressés à ce sujet, d’abord par opportunisme, il faut le dire, afin de pouvoir enquêter sur ce qui était alors « nos thèmes ». Mais, derrière le prétexte, je me suis vite rendu compte que c’était un champ de recherche qui s’ouvrait, non seulement par l’entrée « jeux » mais aussi « d’argent », ce qui ajoute une dimension économique et donc politique. Et puis d’emblée, dès les premières recherches sur les combats de coqs et la borlette (loterie) en Haïti, une dynamique s’est mise en place avec des rencontres, des échanges avec des observateurs extérieurs au monde de la recherche, intéressés par nos travaux, ce qui fait du bien et montre que les sciences humaines et sociales suscitent de l’intérêt. Depuis 2012, j’ai pu à la fois approfondir et élargir mes connaissances sur les jeux d’argent, avec des missions successives sur plusieurs terrains. Et puis, le soutien du GIS a également contribué à la réalisation de films de recherche, en collaboration avec Marie Bodin sur Haïti, et Emmanuel Cano sur le Timor oriental et Chypre Nord. Je ne sais pas si je serais allée vers cette autre modalité de faire de la recherche et de la diffuser, sans la possibilité matérielle ouverte par le GIS.

B.L : Pratiquement, le GIS a financé plusieurs missions de terrain qui ont rendu possibles des recherches et donc la collecte de données in situ, à Las Vegas, à Macao et à Singapour pour ma part, sans entrer dans la logique des appels d’offres complexes, des machines à gaz que deviennent les montages de projet, parfois pour aboutir à peu de résultats d’ailleurs. Là, le montage de dossier demande certes d’être précis et rigoureux, mais on peut obtenir des sommes qui correspondent à des missions précises, sans entrer dans des logiques démesurées et sans avoir de résultats à proposer avant même de commencer, comme c’est souvent le cas. Les recherches possibles sont vraiment ouvertes, c’est donc un excellent outil, à la taille de chercheurs plus que de consortium, ce qui permet d’être souple et, par bien des aspects, plus efficace que les grosses machines à financement. Mais il n’est pas exclu que nous proposions un projet ANR dans les années à venir, maintenant que nous avons bien pris la mesure de l’intérêt de ce champ d’investigation ! »

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Géopolitique des jeux d’argent - Le Cavalier Bleu
Si, historiquement, les jeux d’argent relèvent du régalien, ils s’en affranchissent progressivement depuis les années 1990, pour devenir un marché libéralisé et internationalisé. Les États rivalisent désormais pour attirer des joueurs qui s’émancipent peu à peu des préceptes moraux. Courses, casinos…

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