Cartographier la poésie et la politique du bruit vidéoludique

Cartographier la poésie et la politique du bruit vidéoludique

Pour le prochain dossier thématique destiné au numéro 18 de Sciences du jeu, les contributeurs et contributrices sont invités à réfléchir au caractère poétique et politique de la notion de bruit appliquée au jeu vidéo. La coordination de l’ouvrage est menée par Hugo Montembeault. Présentation de l’appel à textes.

Appel à textes

Dans son ouvrage Le parasite (1997 [1980]), le philosophe Michel Serres définit le bruit comme un chaos primordial formant une matrice universelle sur laquelle se construisent toutes formes de signification. L’auteur rappelle qu’il n’y a pas « de langage sans chicane où se risque le sens, pas de dessin sans tremblé, de dialogue sans malentendu, de canaux sans grésillements accidentels ni de nature, en somme, sans bruit de fond » (p. 11). Peu importe son domaine d’émergence, le bruit signifie erreur, interférence, interruption, rupture, corruption, distorsion, faux pas, accident, impasse, faille, sabotage, confusion, etc. Le présent numéro de Sciences du jeu se consacre à l’application de ce champ conceptuel aux jeux vidéo et aux expériences bruyantes que ce jeune média potentialise.

Si le bruit est effectivement « une information qui sème la panique », Serres (1997 [1980], p. 15-16) rappelle que celui-ci « ensemence un ordre différent » capable de transformer la vie et la signification. Ce pouvoir transformateur s’observe notamment à travers la longue lignée de subversion esthétique et politique qui relie le bruit aux arts d’avant-garde depuis le début du 20e siècle. Le Futurisme italien, le dadaïsme, Fluxus, le cinéma matérialiste, le mouvement punk, l’art vidéo, le glitch art et plus récemment l’art vidéoludique correspondent à autant de tendances artistiques ayant utilisé le bruit pour faire éclater les conventions artistiques et conceptuelles de leur art et pour articuler une critique radicale de leur société d’appartenance. Suivant cette logique dans son livre Noise Channels : Glitch and Error in Digital Culture, Krapp (2011) théorise le bruit comme moteur d’émancipation des arts sonores. Selon l’auteur, le bruit aménage un « espace d’exploration ludique » (p. 55) pour briser les règles, rompre avec les conventions, déjouer l’horizon d’attente et reformuler la frontière imprécise entre le dissonant et l’assonant. Par conséquent, il conclut que l’« erreur demeure l’avenir » (p. 92) en tant que marge d’expérimentation pour renouveler les arts et ses matières de l’expression.

Par ailleurs, le bruit n’est pas uniquement synonyme de résistance culturelle et d’émancipation artistique. Cette notion circule aussi dans les institutions scientifiques du pouvoir établi. L’arrimage entre bruit et pouvoir se repère notamment du côté de la théorie de l’information (Shannon et Weaver, 1964 [1949]) et de la cybernétique (Wiener, 1965) développées dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale. Au sein de ces deux théories, le bruit constitue une composante ontologique avec laquelle tout système doit négocier pour assurer l’intégrité de l’information et réguler son fonctionnement technique. Dans ce contexte de guerre, la gestion du bruit constitue un enjeu relié à la sécurité nationale, à l’économie et aux opérations militaires. Suivant cette ligne de pensée dans son livre What is Media Archaeology ?, Parikka (2012) étudie la fonction corrective et utilitariste du bruit dans la théorie de l’information et la cybernétique et qualifie ces deux domaines de véritables « science[s] du bruit » (p. 98). Dans son chapitre de livre intitulé « Error, Noise, and Potential : The Outside of Purpose », Nunes (2011) remarque pour sa part que dans un cadre de pensée cybernétique l’erreur sert le maintien de l’ordre systémique en « offr[ant] une rétroaction corrective » (p. 12). Dans cette perspective, le bruit informe des mécanismes de contrôle et sert à consolider les structures en place.

Entre les idées de redirection artistique et de contrôle cybernétique, le bruit apparaît en tension entre deux plans : 1) le désordre entropique propre à l’infinité des possibles et 2) l’ordre systémique qui régule la signification, la perception et l’opération des machines. Devant cette ambivalence, Nunes (2011, p. 4) suggère de développer une « poétique du bruit » alors que Parikka (2012, p. 110) défend la nécessité d’une « politique du bruit ». Dans les deux cas, la maxime de base reste la même : « à travers le bruit, à travers les anomalies, nous sommes en mesure de déchiffrer un éventail de questions cruciales concernant la politique, l’esthétique et les processus culturels des médias » (Parikka, 2012, p. 110). L’examen attentif d’une poésie et d’une politique du bruit vidéoludique délimite ainsi un projet intellectuel au sein duquel le jeu vidéo s’étudie du point de vue des tensions dialectiques entre des forces créatives chaotiques et des pouvoirs régulateurs autoritaires.

Un tel projet dispose déjà de quelques pierres d’assise. Dans leur ouvrage Rules of Play : Game Design Fundamentals, Salen et Zimmerman (2004) convoquent la notion de bruit pour réfléchir à différents jeux. Par exemple, le plaisir du téléphone arabe repose sur l’introduction de bruit lors de la transmission de l’information pour jouir des déformations au moment de restituer le message. Inversement, les charades, les mots croisés et les mimes sont des jeux où « les joueurs luttent contre le bruit inhérent à la structure du jeu » (2004, p. 197). Dans cette perspective, le bruit est théorisé comme une partie intégrale du design, du plaisir de jouer et de l’attitude ludique. Dans son chapitre de livre intitulé « Lag, Language, and Lingo : Theorizing Noise in Online Game Spaces », Consalvo (2009) définit trois types de bruit : le bruit technique (problème systémique), le bruit sémantique (incompréhension du sens lié aux jargons spécialisés) et le bruit culturel (barrière linguistique entre différentes nationalités). Un aspect essentiel de ce modèle concerne le caractère social du bruit. Si ce dernier peut certes briser l’expérience et causer l’effritement d’une communauté de joueurs, Consalvo montre qu’il est aussi capable de créer du lien entre les participants, notamment lorsque ceux-ci consolident leurs efforts pour outrepasser des pépins techniques, apprendre un vocabulaire de jeu spécialisé ou surmonter les différences ethniques. Autrement, il importe de penser les formes de bruit liées à l’interruption ou à la redirection transgressive du flux kinesthésique habituel de la jouabilité. Dans cette perspective, il apparaît essentiel de s’intéresser au « bruit ergodique » qui désigne « des interférences opérationnelles, des irrégularités de routine comportementale, des torsions mécaniques et des parasitages inter(ré)actionnels ayant pour effet d’augmenter ou de réduire l’entropie du système de jeu » (Montembeault, 2019, p. 422). Aux côtés de ces initiatives, on peut ajouter différents ouvrages qui ne traitent pas explicitement du concept de bruit, mais qui se consacrent à l’étude d’œuvres ou d’expériences vidéoludiques que l’on peut qualifier de bruyantes, notamment Cheating : Gaining Advantage in Videogames (Consalvo, 2007), Critical Play. Radical Game Design (Flanagan, 2009), Understanding Counterplay in Video Games(Meades, 2015), The Dark Side of Game Play. Controversial Issues in Playful Environments (Mortensen et al., 2015) et Transgression in Games and Play(Jorgensen et Karlsen, 2019).

Ces premières fondations d’une théorisation du bruit vidéoludique délimitent une posture d’analyse permettant de jeter un éclairage singulier sur les conditions de possibilité du jeu vidéo en tant que système artistique, médiatique et culturel. Étudier le jeu vidéo par le prisme du bruit constitue dès lors une manière alternative de décoder, de critiquer et de subvertir ses codifications esthétiques et narratives, ses normes de production et de consommation, ses structures socio-économiques, ses idéologies dominantes, ses relations de pouvoir, ses mesures de contrôle, ses dispositifs de surveillance, ses effets disciplinaires sur les corps, ses impacts sur les mentalités ainsi que son rôle dans la réalisation de programmes politiques plus large. À l’occasion de ce 18e numéro de la revue Sciences du jeu, les auteurs sont invités à cartographier la poésie et la politique du bruit vidéoludique par l’entremise d’articles en relation avec l’un des trois axes non-exhaustifs suivant :

1. Cacophonie dans le processus de création vidéoludique

  • L’accident comme source d’inspiration et moteur créatif
  • Équilibrage du bruit comme phénomène de design
  • Manifestations formelles du bruit dans les jeux vidéo
  • Appropriation du bruit au sein de projets artistiques vidéoludiques
  • Causes et conséquences des dérapages de production sur l’œuvre finale
  • Surveillance technique et gestion administrative du bruit
  • Avantages et désavantages économiques du bruit
  • Négociation sociotechnique du bruit via les mises à jour et les correctifs de jeu

2. Appropriation et détournement ludique du chaos interactionnel

  • Corruption et glissement de l’attitude ludique
  • Portée ludique des contingences mécaniques, esthétiques et narratives
  • Manifestation formelle du bruit dans la jouabilité
  • Rire rituel, excès et inversion hiérarchique d’un « jouer » carnavalesque
  • Le bruit comme instrument d’exploitation ou de détournement fanique
  • Dérapage des formes de jouabilité émergentes
  • Effet de rupture causé par les comportements toxiques
  • Plaisirs alternatifs du bruit et interruption de l’expérience normée

3. Vacarme socio-culturel et politique

  • Effervescence ou tension sociale autour d’artefacts culturels aberrants
  • Débats et controverses à propos des manifestations du bruit vidéoludique
  • Le bruit au cœur d’actes collectifs de désobéissance et de résistance culturelle
  • Marchandisation du bruit par l’industrie ou les communautés de fans
  • Perturbations bruyantes des cadres idéologiques dominants
  • Mémoire culturelle des pratiques bruyantes
  • Exploration des généalogies du bruit vidéoludique
  • Étude du discours ou de la réception des expériences bruyantes

Organisation scientifique

La réponse à cet appel se fait en deux temps.

Dans un premier temps, les auteurs désirant répondre à cet appel doivent envoyer au responsable du dossier une proposition n’excédant pas 5000 signes avant le 30 septembre 2021. Le responsable du dossier leur répondra quant à l’adéquation de celle-ci au projet.

Dans un deuxième temps, les auteurs envoient leur article au plus tard le 28 février 2022 ainsi que les éléments demandés en fichier joint (le nom du fichier est le nom de l’auteur) au format « .doc ». Ce fichier est composé des éléments suivants :

  1. le titre de l’article et le nom du (des) auteur(s) avec leur rattachement institutionnel et contact courriel ;
  2. un résumé de 1000 signes, espaces compris, en français et en anglais ;
  3. une liste de mots-clefs (5 à 8) en français et en anglais ;
  4. l’article, d’une longueur de 25 000 à 50 000 signes, espaces compris, devra respecter les indications aux auteurs. Une autre version de l’article, entièrement anonyme (références, nom de l’auteur, etc.), devra également être jointe pour évaluation ;
  5. une courte biographie du (des) auteur(es).

Ces documents sont envoyés par courrier électronique à Hugo Montembeault (montembeault.hugo2@gmail.com).

Calendrier

  • 30 septembre 2021 : date limite pour soumettre d’une proposition
  • 15 novembre 2021 : retour sur les résumés
  • 28 février 2022 : date limite de réception des articles
  • 30 mai 2022 : retour des avis aux auteurs après expertise en double aveugle
  • 15 juillet 2022 : date limite de remise de la 2e version des articles
  • 2e semestre 2022 : parution du numéro

https://journals.openedition.org/sdj/3093

Bibliographie

  • CONSALVO M. (2007). Cheating : Gaining Advantage in Videogames,Cambridge, The MIT Press.
  • CONSALVO M. (2009). « Lag, Language, and Lingo : Theorizing Noise in Online Game Spaces », in B. Perron et M. .J.P. Wolf (dir.), The Video Game Theory Reader 2, New York, Routledge, pp. 295-312.
  • FLANAGAN M. (2009). Critical Play. Radical Game Design, Cambridge, The MIT Press.
  • JØRGENSEN K. et KARLSEN F. (dir.) (2019). Transgression in Games and Play, Cambridge, The MIT Press. DOI : 10.7551/mitpress/11550.001.0001
  • KRAPP P. (2011). Noise Channels : Glitch and Error in Digital Culture, Minneapolis, University of Minnesota Press.
  • MEADES A. (2015). Understanding Counterplay in Video Games, New York, Routledge.
  • MONTEMBEAULT H. (2019). Anarchéologie du glitche : De l’erreur ludique aux possibles ludo-politiques, Thèse de doctorat, Université de Montréal.
  • MORTENSEN T. E., LINDEROTH J. et BROWN A. (dir.) (2015). The Dark Side of Game Play. Controversial Issues in Playful Environments, New York, Routledge.
  • NUNES M. (2011). « Error, Noise, and Potential : The Outside of Purpose », in M. Nunes (dir.) Error : Glitch, Noise, and Jam in New Media Cultures, New York, Continuum, pp. 3-23.
  • PARIKKA J. (2012). What is Media Archaeology ?, Cambridge : Polity Press.
  • SALEN K. et ZIMMERMAN E. (2004). Rules of Play : Game Design Fundamentals, Cambridge, The MIT Press.
  • SERRES M. (1997 [1980]). Le parasite, Paris, Hachette Littératures.
  • SHANNON C. E. et WEAVER W. (1964 [1949]). The Mathematical Theory of Communication, Champaign, The University of Illinois Press. DOI : 10.1063/1.3067010
  • WIENER N. (1965). Cybernetics, or Control and Communication in the Animal and the Machine, Cambridge, The MIT Press. DOI : 10.1063/1.3066516

A propos

Hugo Montembeault

Hugo Montembeault est titulaire d’un doctorat en études cinématographiques et vidéoludique du département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal où il est également chargé de cours en études du jeu vidéo ; il y transmet la culture du jeu sous l’angle de la conception, de l’esthétique, de l’immersion et de la méthodologie de recherche.

Il est actuellement boursier postdoctoral au centre de recherche "Technoculture, Art and Games" (TAG) de l’Université Concordia où il mène un projet de recherche-création de jeux vidéo de deux ans financé par le Fonds de recherche du Québec - Société et Culture.

Science du Jeu

Revue internationale et interdisciplinaire éditée par le laboratoire Experice de l’Université Sorbonne Paris Nord, Sciences du jeu a pour mission de développer la recherche en langue française sur le jeu, de lui donner une visibilité, de nourrir le dialogue entre les disciplines autour de cet objet, et de susciter des débats. Elle a pour objectif de publier des articles scientifiques inédits sur le jeu. Elle est ouverte à toutes les approches ou méthodes disciplinaires, portant sur tous les objets ludiques (dont, mais non exclusivement, les jeux vidéo), et a pour ambition de présenter des recherches issues de différents terrains concernant le jeu dans un sens large (objets, structures, situations, expériences, attitudes ludiques).

Sciences du jeu est disponible intégralement en libre accès. Les numéros sont thématiques, et peuvent aussi contenir des articles hors dossier dans une rubrique « Varia », ainsi que des comptes rendus.


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