Pour ce 19e numéro de Sciences du jeu, Maude Bonenfant et Alexane Couturier, ses coordinatrices, lancent un appel à contributions destiné à recueillir des contributions variées sur le thème de la sensibilisation et de la conscientisation par le biais du jeu sous toutes ses formes. Présentation par les chercheuses.
«Alors que persistent certaines inquiétudes autour de la violence dans les jeux vidéo, du sexisme dans la culture vidéoludique, de l’exploitation des données personnelles des joueur.se.s et des problèmes d’addiction aux écrans, de plus en plus de voix s’élèvent pour faire valoir le potentiel de sensibilisation et de conscientisation du jeu (Flanagan, 2009 ; McGonigal, 2011 ; Gray et Leonard, 2018 ; Roth, 2018). Durant la pandémie, des jeux ont encouragé aux gestes barrières, à la vaccination ou au développement d’un regard critique face à la désinformation et aux théories conspirationnistes (Coronavirus Quarantine Simulator, Fancy + Punk, 2020) ; d’autres jeux cherchent à ouvrir les yeux des joueur.se.s sur la discrimination et l’intimidation (A Conversation with Hugo, Trépanier-Jobin, 2015) ou la dysphorie de genre (Dys4ria, Anthropy, 2012) ; d’autres mettent en scène les conséquences désastreuses des conflits armés ou des crises humanitaires (PeaceMaker, ImpactGames, 2007) ou performent des protestations antiguerres comme Dead-in– Iraq dans America’s Army (Delappe, 2006) et le mod Velvet Strike (Schleiner et al., 2002) ; certains jeux font réfléchir aux dérives du capitalisme (McDonald’s Videogame, Molleindustria, 2006), des programmes de surveillance antiterroristes (Orwell : Keeping an Eye On You, Osmotic Studio, 2016) et de la désinformation (Harmony Square, Roozenbeek et Van der Linden, 2020) ; plusieurs mettent de l’avant la crise climatique, la menace qui pèse sur les différents écosystèmes ou l’extinction d’espèces animales (Eco, Strange Loop Games, 2008) ; d’autres encore encouragent les joueur.se.s à se mettre dans la peau des proches ou même d’un individu qui souffre d’un problème de santé physique (That Dragon, Cancer, Numinous Games, 2016), de dépression (Depression Quest, Quinn, 2013), de bipolarité (Lie in my Heart, Genvo, 2019) ou de schizophrénie (Hellblade: Senua’s Sacrifice, Ninja Theory, 2017). En fait, la liste des jeux qui sensibilisent et conscientisent s’allonge d’année en année, reflétant une tendance dans la production ludique ainsi que les pratiques des joueur.se.s.
Selon l’étymologie, la sensibilisation consiste à rendre un individu perceptif à une cause pour laquelle il ne manifestait pas d’intérêt auparavant. Cette manière de « rendre sensible » peut éventuellement susciter une prise de conscience par rapport à une problématique, un enjeu ou une réalité particulière (Larousse, s. d.). La conscientisation, quant à elle, constitue le « développement critique de cette prise de conscience » (Freire et al., 1971, p. 20). Au moment où Freire formule le terme, alors qu’il n’existe pas en français, la conscientisation renvoie plus précisément à une « méthode pédagogique par laquelle l’éducateur prend comme support de son enseignement la réalité matérielle et sociale environnant le sujet, de façon à l’impliquer et à le motiver au mieux possible pour son apprentissage » (Le Grand Robert, s. d.). Selon Alschuler (2019), les jeux de simulation, par exemple, permettraient d’atteindre l’objectif de Freire d’amener les individus à un niveau de conscience critique par rapport à leur propre situation.
En tant que force motrice, la conscientisation nous invite ainsi à l’« action-réflexion », c’est-à-dire qu’elle nous motive, d’une part, à interroger notre rapport à une réalité donnée et, d’autre part, à poser des gestes concrets en vue d’opérer des changements en lien avec cette réalité (Freire et al., 1971, p. 21 ; Ampleman et al., 2012). Autrement dit, la conscientisation est un processus qui approfondit notre conscience non seulement d’une réalité socioculturelle, mais aussi de notre capacité à transformer cette réalité (Humbert, 1987, p. 290). Par le « faire agir », l’apprenant.e est amené.e à améliorer sa condition en augmentant sa capacité d’agir (empowerment). Dans ce contexte, la question centrale à cet appel à texte est la suivante : le jeu, par son « faire agir », a-t-il le pouvoir de sensibiliser et conscientiser les joueur.se.s ? Si oui, de quelles manières ? à quelles conditions ? Pour quels buts ?
Plus encore, certains types de jeu sont-ils plus appropriés pour sensibiliser et conscientiser ? Par exemple, les « jeux sérieux », dont l’expression est utilisée depuis plus de quatre décennies, visent l’éducation (sous toutes ses formes) plutôt que le divertissement (Michael et Chen, 2006, p. 23). Or, puisque certains jeux ayant une vocation autre que le divertissement ne sont pas conçus dans le but d’atteindre des objectifs éducatifs, l’étiquette « jeux persuasifs » est proposée par Bogost (2007, p. ix) pour qualifier les jeux qui véhiculent des messages politiques, défendent un argumentaire, cherchent à changer les croyances des joueur.se.s ou tentent d’influencer leurs comportements. Certains jeux persuasifs remettent même en question l’ordre établi, défient les conventions sociales ou s’opposent aux visions du monde véhiculées par les gouvernements ou les grandes entreprises (2007, p. 57). Tel que Bogost le précise, le potentiel de persuasion des jeux ne repose pas seulement sur une rhétorique verbale et visuelle, mais aussi sur une « rhétorique procédurale », c’est-à-dire sur un argumentaire élaboré par l’entremise des règles du jeu qui contraignent les actions des joueur.se.s (2007, p. ix). L’expression « jeu expressif » est, quant à elle, suggérée par Genvo (2021) pour qualifier les jeux – parfois autobiographiques ou autofictionnels – explorant des questions culturelles, sociales et psychologiques à travers le point de vue d’un individu, afin de favoriser l’empathie, d’encourager la réflexion et de soulever des questions, sans intention de persuader, de prescrire des attitudes ou de provoquer des effets spécifiques (Trépanier-Jobin, 2016). D’autres auteur.rice.s parlent, pour leur part, d’activisme vidéoludique (Jones, 2007) ou de « games for change » (Flanagan, 2009) pour décrire des jeux aux visées transformatives de la société.
Sur la base de ces quelques observations, ce dossier thématique a pour objectif de recueillir des contributions variées sur le thème de la sensibilisation et de la conscientisation par le biais du jeu sous toutes ses formes (jeux vidéo, jeux de rôle, jeux de société, etc.), que ceux-ci soient sérieux, persuasifs, expressifs, militants, critiques, etc. Les propositions peuvent porter sur des jeux (ou séquences de jeux) exprimant une opinion, abordant une réalité ou relatant une expérience individuelle ou collective reliée à une thématique, un enjeu ou encore une problématique sociales. Il s’agit alors de se demander quels procédés ludiques, narratifs et esthétiques sont amenés à produire des effets de sensibilisation ou de conscientisation chez les joueur.se.s.
Ce dossier thématique ne concerne pas uniquement les jeux à vocation sociale créés avec une intention explicite de sensibiliser ou de conscientiser, mais aussi la sensibilisation et la conscientisation qui peuvent survenir en jouant à des jeux dont le but avoué est le divertissement. Il s’intéresse aussi aux pratiques de jeu militantes et aux appropriations (mod, hack, machinima, easter eggs, etc.) faites par des joueur.se.s ou des employé.e.s de studio dans le but de sensibiliser ou de conscientiser. Finalement, des contextes d’utilisation du jeu pour sensibiliser ou conscientiser peuvent être abordés pour faire état des usages du jeu pour augmenter la capacité d’agir de groupes marginalisés, minorisés ou invisibilisés – revenant ainsi à la source des actions de Freire d’alphabétiser des populations en les conscientisant.»
Pour soumettre un article
Les auteur.rice.s désirant répondre à cet appel doivent envoyer aux responsables du dossier leur article au plus tard le 30 juin 2022 ainsi que les éléments demandés en fichier joint (le nom du fichier est le suivant : nom du ou des auteur.rice.s) au format « .doc ».
Ce fichier est composé des éléments
- le titre de l’article et le nom du (des) auteur.rice.s avec leur rattachement institutionnel et contact courriel ;
- un résumé de 1000 signes, espaces compris, en français et en anglais ;
- une liste de mots-clefs (5 à 8) en français et en anglais ;
- l’article, d’une longueur de 25 000 à 50 000 signes, espaces compris, devra respecter les indications aux auteur.rice.s. Une autre version de l’article, entièrement anonyme (références, nom de l’auteur, etc.), devra également être jointe pour évaluation ;
- une courte biographie du (des) auteur.rice.s.
Ces documents sont envoyés par courrier électronique à Maude Bonenfant (bonenfant.maude@uqam.ca) et Alexane Couturier (couturier.alexane@uqam.ca).
Calendrier
- 30 juin 2022 : date limite de réception des articles
- Octobre 2022 : retour des avis aux auteur.rice.s après expertise en double aveugle
- 16 décembre 2022 : date limite de remise de la 2e version des articles
- Janvier à avril 2023 : allers-retours de corrections avec les auteur.rice.s
Bibliographie
- ALSCHULER L. R. (2019[1985]), «Simulation and Conscientization», in M. D. Ward (dir.), Theories, models, and simulations in international relations: Essays and research in honor of Harold Guetzkow, New ,York, Routledge, pp. 273-286.
- AMPLEMAN G., DENIS L. & DESGAGNéS J.-Y. (dir.). (2012), Théorie et pratique de conscientisation au Québec, Québec, PUQ.
- BOGOST I. (2007), Persuasive Games: The Expressive Power of Videogames, Cambridge, The MIT Press.
- FLANAGAN M. (2009), Critical Play. Radical Game Design, Cambridge, The MIT Press.
- FREIRE P., WEFFORT F. C. & SILVA A. (dir). (1971), Conscientisation. Recherche de Paulo Freire, Colmar, éditions d’Alsace.
- GENVO S. (2021), « Teorías y práctica de los juegos expresivos » in : A.C. Moreno, A. Venegas (Eds.), La vida en juego. La realidad a través de lo lúdico. AnaitGames, Madrid, pp. 9-47. Version française « Théories et pratique des jeux expressifs », disponible en ligne: http://www.expressivegame.com/publications/livres-et-theses/theories-et-pratique-des-jeux-expressifs/,
- GRAY K. L. & LEONARD D. J. (dir.). (2018), Woke gaming: Digital challenges to oppression and social injustice, Seattle, University of Washington Press.
- HUMBERT C. (1987), La pensée de Paulo Freire, in G. Ampleman, J. Barnabé, Y. Comeau, G. Doré, R. Duhaime, L. Gaudreau, C. Humbert, J. Lacroix, L. Leboeuf et M. Matte (dir.), Pratiques de conscientisation 2, Québec, Collectif québécois d’édition populaire, pp. 283-309.
- JONES R. (2007), Saving Worlds with Videogame Activism in R. Ferdig (dir.), Handbook of Research on Effective Electronic Gaming in Education, New York, Information Science Reference, pp. 970-988.
- MCGONIGAL J. (2011), Reality is Broken: Why Games Makes Us Better and How They Can Change the World, New York, Penguin Press.
- MICHAEL D. & CHEN S. (2006), Serious Games : games that educate, train and inform, Boston, Cengage Learning PTR.
- ROTH M. (2018), Thought-Provoking Play: Political Philosophies in Science Fictional Videogame Spaces from Japan, Pittsburgh, ETC Press.
- TRÉPANIER-JOBIN G. (2016), « Differentiating Serious, Persuasive, and Expressive Games»,
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Illustration : interprétation de l'oeuvre d'Erick Butler - https://unsplash.com/photos/xRsJkMCUUnA