interview

Les sept jours, sept lieux, sept vies d'Hélène Sellier

Docteure en littérature comparée, Hélène Sellier est aussi narrative designer et enseignante. Lauréate en 2019-2020 de l’appel à projets du GIS Jeu et Sociétés, elle vient aujourd'hui nous parler de son parcours scientifique, de ses recherches et de ses réalisations autour du jeu et de la narrativité.

Ludocorpus : Bonjour Hélène Sellier. Merci d’avoir accepté notre invitation. Pouvez-vous vous présenter ?

Hélène Sellier : Je suis à la fois chercheuse et narrative designer. Dans mon travail de recherche, je m’intéresse aux œuvres contemporaines issues des cultures populaires et médiatiques. J’étudie à la fois leur forme et leur processus et contexte de création. En parallèle, je travaille dans l’industrie du jeu vidéo et je suis spécialisée dans l’aspect narratif du jeu (création de personnages, world-building, scénarisation, quest design, narrative design, écriture de dialogues…). J’enseigne l’écriture interactive et la narratologie transmédia dans plusieurs formations, notamment le master MAJIC de l’université Côte d’Azur et la filière Game Design de l’ETPA à Toulouse.

L. : Vous êtes une jeune docteure. Pouvez-vous nous indiquer en quelques lignes quel était le sujet de votre thèse et sa problématique centrale ?

H. S. : Ma thèse en Littérature Comparée, soutenue en 2019 à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée, portait sur les représentations réciproques de la littérature et du jeu vidéo. Il s’agissait d’étudier les interactions entre ces deux médias en les comprenant comme des cultures, disposant chacune de codes particuliers et des formes établies. Plus précisément, le travail questionnait l’idée d’une convergence entre les médias, de logiques transmédia harmonieuses. L’analyse textuelle de plusieurs romans ainsi que l’étude de la structure ludo-narrative de jeux vidéo a permis de mettre en lumière différentes logiques d’autonomie, de divergence, de friction entre les deux médias.

L. : Quelle est votre actualité scientifique ?

H. S. : Mes récents travaux témoignent de ma volonté de faire dialoguer le monde de la recherche et l’industrie créative du jeu vidéo. J’ai publié un article dans Cahier de Narratologie qui porte sur la valeur narrative des mécaniques ludiques et qui tente de mêler les questionnements sur la narrativité vidéoludique et les problématiques du narrative design. De la même manière, mon essai pour le numéro Poïetique du jeu vidéo de la revue Appareil s’intéresse à l’influence des logiciels de conception de jeux narratifs (en particulier Twine, Ren’Py et Quest 5) sur la forme des récits produits. Dans la lignée de ces réflexions, je mène depuis plus d’un an un processus de recherche sur l’écriture de récits interactifs qui se concrétise aujourd’hui par la sortie d’un Visual Novel sur Steam, intitulé Sept jours, sept lieux, sept vies.

L. : Vous avez mentionné la sortie du jeu Sept jours, sept lieux, sept vies. Pouvez-vous nous en dire davantage ? De quelle façon concevoir un jeu peut-il s’intégrer dans une démarche de recherche scientifique ?

H. S. : Mes recherches portent notamment sur la narrativité et l’expressivité  vidéoludique (c’est-à-dire non seulement les histoires, les récits, les mondes fictionnels, les thèmes abordés, mais aussi plus largement le sens construit par l’expérience de jeu). Dans certains de mes travaux, je m’intéresse aux jeux vidéo publiés, qu’ils soient créés par de larges entreprises de l’industrie, des studios indépendants ou des concepteurs et conceptrices autonomes. Cependant, la conception d’un jeu est une autre manière de s’interroger à la fois sur la forme de l’œuvre, sur le processus de création et sur son interprétation. Sept jours, sept lieux, sept vies a été conçu pour réfléchir sur certains aspects de la conception de récits interactifs selon un processus de recherche-création.

L. : Dans votre/vos réponses précédentes vous évoquez le terme de recherche-création. Pouvez-vous nous dire de quoi s’agit-il ?

H. S. : La recherche-création est une méthode née dans les années 1980 au Royaume-Uni et dans l’Europe du Nord et dans les années 1990 en Australie. Elle est largement développée au Canada grâce à des organismes comme le FQrSC ou le SSHrC. Le champ apparaît à la suite de l’intégration des écoles d’arts aux universités et constitue ainsi originellement une réaction à l’injonction à faire de la recherche et une réponse à la dynamique de rationalisation. En France, les travaux de recherche-création se multiplient à partir des années 2010. Plus particulièrement, en ce qui concerne la recherche-création en jeu vidéo, on peut citer les recherches artistiques de Rémy Sohier , Edwige Lelièvre  ou encore Sophie Daste . Si la recherche-création vient du monde de l’art, cette méthode est aussi de plus en plus utilisée dans d’autres contextes. À ce titre, je pense au travail de Sébastien Genvo en Sciences de l’information et de la communication ou aux réflexions sur la recherche-création médiatique de Louis-Claude Paquin.

L : De quelle façon cette démarche influe-t-elle sur votre travail de chercheure ?

Le champ de la recherche-création est varié et les manières de questionner les couples objectvité/subjectvité, théorie/pratique, conceptuel/expérientiel sont diverses. Je m’approprie donc la méthode selon trois temps. Dans mon travail, la recherche sert d’abord la création : la lecture et l’interprétation de la littérature scientifique ainsi que la production de concepts permet, en amont de la conception du jeu, de nourrir la réflexion créative. En ce qui concerne Sept jours, sept lieux, sept vies, je me suis appuyée sur des recherches en Game Studies, mais aussi sur des travaux en sociologie et en philosophie sur le hasard et la nécessité. Ensuite, la recherche se fait en même temps que la création. Parallèlement à la phase de lecture théorique et de définition de la forme du jeu, sont déterminées certaines idées que la création permet de tester. Dans le cas de Sept jours, sept lieux, sept vies, elles ont à voir avec la perception de la structure narrative et le sentiment d’agentivité. Finalement, la recherche se fait à partir de la création. Il s’agit d’effectuer un retour réflexif et critique sur le processus de création et sur l’œuvre réalisée afin d’évaluer la pertinence des hypothèses. Dans le cas du projet évoqué précédemment, ce travail prendra notamment la forme d’une analyse qualitative de l’expérience de jeu menée à partir d’une série d’entretiens.

L. : Vous avez été lauréate en 2019-2020 de l’appel à projets du GIS Jeu et sociétés. Quelle a été la nature du soutien ? En quoi cette dotation a-t-elle accéléré la mise en œuvre de votre recherche ?

H. S. : L’appel à projets du GIS Jeu et sociétés qui s’est déroulé fin 2019 a été une véritable opportunité pour moi. Dans les mois précédents, j’avais soutenu ma thèse et j’avais fini un long travail d’écriture sur un otome game pour le studio Beemoov. J’avais envie d’un nouveau défi. L’appel m’a donné l’occasion de poursuivre le travail que j’avais entamé en fin de doctorat dans un cadre différent. Alors que j’avais tenté de tenir ensemble les exigences liées à une commande au sein d’un travail de scénariste freelance et celles d’une recherche universitaire dans le champ de la Littérature Comparée, l’appel à projets m’a permis de me fixer mes contraintes de recherche et de création ainsi que mes ambitions en toute indépendance. Dans un univers parallèle où je n’aurais pas été lauréate, je n’aurais  certainement pas mené cette recherche sous cette forme (puisque le thème du hasard et de la nécessité de l’appel a déterminé le sujet de Sept jours, sept lieux, sept vies) ; mais je n’aurais peut-être pas non plus poursuivi mes tentatives liées à la recherche-création. La dotation a permis de me détacher un moment de mon travail de scénariste indépendante pour expérimenter cette méthode de recherche. Finalement, le projet soutenu par le GIS m’a permis d’éprouver la validité de ma démarche et l’intérêt de mes questionnements à la fois pour le monde de la recherche et pour l’industrie du jeu vidéo. C’est ainsi sûrement en partie grâce au soutien du GIS que je mène aujourd’hui un travail de recherche et de création au sein du studio The Seed Crew.

L. : Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce travail au sein de The Seed Crew ?

H. S. : Je suis actuellement officiellement artiste-chercheuse au sein de ce studio de jeux vidéo indépendant à impact social qui a été fondé en 2019 par Chabane Hadji, Jérôme Tisné et Lucas Abadie. Nous créons des jeux vidéo qui ont pour ambition de parler de problématiques psychosociales. RecovR, le premier projet sur lequel nous travaillons, est ainsi un outil de sensibilisation aux problématiques liées à la diversité, l’inclusivité et la mixité et est destiné à la formation en entreprise. Il s’agit d’un jeu épisodique dont la première saison porte sur le sexisme dans le monde du travail et qui paraîtra au cours de l’été. Il a été conçu selon un processus de recherche-création à la fois inspiré du travail réalisé pour l’appel à projet du GIS et s’adaptant aux modalités particulières d’une démarche collective, en s’inspirant des méthodes de la recherche-action et de la recherche-projet.

L. : Pour conclure… un dernier mot ?

H.S. : Je tenais à évoquer ma reconnaissance envers l’ensemble des institutions qui me permettent, dans le contexte actuel compliqué, de mener mes travaux de recherche et de création. Je ne pourrais pas toutes les citer, mais il me paraît important de mentionner, aux côtés du GIS, le studio The Seed Crew ainsi que les associations de recherche OMNSH et LPCM. Je tenais aussi à remercier les personnes qui font vivre ces collectivités dont le soutien et les encouragements m’aident au quotidien.


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