Organisé par Naomie Allard, Clara Lhotellier, Élisa Vial, et Ugo Trelis, les 23 et 24 mai prochains à l’Université du Québec à Montréal, le colloque En/jeux « Capitalisme et jeu vidéo » invitera les chercheurs et chercheuses à s’interroger sur les relations entre le capitalisme et les jeux (jeux vidéo, jeux de rôle, jeux de table, etc.).
Ces diverses formes de jeux seront envisagée de multiples façons ; d’une part comme objets de consommation, comme produits issus de modes de production répondant à des logiques d’exploitation, mais aussi comme vecteurs d’un imaginaire ancré dans le capitalisme. Présentation d’extraits de l’appel à communications.
« Rapprocher le jeu vidéo et le capitalisme apparaît comme une démarche flagrante. En effet, “Quelle autre marchandise pourrait exprimer mieux que les jeux vidéo, les transformations contemporaines du capitalisme, postfordiste, postmoderne, digital, informationnel ou libéral ?” (Triclot, 2011, p. 227). Les jeux vidéo les plus populaires sont produits et réalisés, avant tout, comme des objets de consommation de masse (Aguenier, 2019 ; Dyer-Witheford et De Peuter, 2009), s’articulant ainsi parfaitement aux pratiques consuméristes du capitalisme. En outre, les modes de production de l’industrie du jeu vidéo répondent aussi à des logiques capitalistes d’exploitation. Dans le même temps, la critique d’un regard occidental porté sur le jeu vidéo (Derfoufi, 2021) nous appelle à percevoir le travail du jeu vidéo au-delà des studios, pour le mettre en relation avec la globalisation (Huntemann, 2013).
Au-delà de sa consommation et de sa production, le jeu vidéo développe des imaginaires fortement ancrés dans le capitalisme, empêchant d’imaginer d’autres perspectives et horizons (Bailes, 2019). Les fictions vidéoludiques utopiques ou dystopiques critiquent les limites, voire les effets désastreux du capitalisme, tout en réaffirmant certaines croyances et principes sur lequel il se fonde. Certaines dépeignent une société capitaliste dystopique tout en échouant à imaginer une véritable alternative au néolibéralisme (Bailes, 2019). Malgré le caractère a priori oxymorique d’un jeu vidéo anticapitaliste, de plus en plus d’études analysent les récits et mécaniques déployés dans les jeux vidéo afin de déterminer la potentialité, et les limites, d’une critique vidéoludique du capitalisme (Crowley, 2023 ; Van den Berg, 2012).
Cet appel à contribution invite les chercheurs et chercheuses à s’interroger sur les relations entre le capitalisme et les jeux (jeux vidéo, jeux de rôle, jeux de table, etc.). Plus spécifiquement, les questions centrales à cet appel à communication sont les suivantes : Quelle définition donner à jeu anticapitaliste ? Un jeu anticapitaliste est-il vraiment possible ? Quels sont les formes et mécanismes ludiques les plus susceptibles d’accompagner et médiatiser les discours anticapitalistes ou servir de levier pour la mobilisation et la lutte contre le capitalisme ? À l’inverse, nous souhaitons également susciter des analyses locales et/ou globales quant à la place du jeu vidéo dans le capitalisme. Au regard des licenciements qui frappent l’industrie du jeu vidéo en 2023, il semble essentiel de continuer à porter un regard sur les conditions de travail dans les studios et les inégalités qui les traversent. Dans le même temps, l’industrie du jeu vidéo repose aussi sur des inégalités globales qui répondent à des logiques impérialistes et extractivistes dans les pays du Sud. Comment parvenir à articuler des inégalités aussi polarisées pour formuler une critique anticapitaliste cohérente du jeu vidéo ?
Dans le cadre de l’édition 2024 du colloque En/jeux, nous souhaitons recueillir des contributions variées qui pourront porter, de façon non exclusive, sur les thèmes suivants :
- Définir, créer et analyser un jeu (anti)capitaliste
Ce premier axe porte sur les liens entre les jeux vidéo et le capitalisme sous l’angle de leur narration, esthétique et jouabilité. Quelles sont les critères d’un jeu (anti)capitaliste ? Un jeu vidéo (anti)capitaliste est-il possible ? Les jeux qui génèrent une critique du capitalisme (Disco Elysium, 2019), ou d’un mode de vie capitaliste existent (Bioshock, 2007 ; GTA V, 2013 ; Stardew Valley, 2016), pourtant ces productions font face à des contradictions à la fois ludiques et politiques. Malgré l’adéquation du jeu vidéo dans le capitalisme moderne en tant que marchandise idéale (Kline et al., 2003 ; Kerr, 2006 ; Triclot, 2011), comment pouvons-nous développer des cadres d’analyse qui prennent en compte la complexité narrative, les choix esthétiques et les mécaniques de jeu pour évaluer la position d’un jeu par rapport au capitalisme ? Ces outils analytiques sont-ils capables de rendre compte des nuances et des subtilités présentes dans les jeux vidéo qui abordent ces questions, même lorsque celles-ci ne sont pas immédiatement évidentes ? En d’autres termes, comment pouvons-nous identifier et interpréter les signes d’une pensée critique anticapitaliste dans des jeux qui pourraient initialement sembler déconnectés de ces considérations, tout en restant sensibles aux diverses dimensions ludiques et narratives ? - Capitalisme dans l’industrie du jeu vidéo
En tant qu’industrie culturelle et créative, le jeu vidéo est pris dans un enchevêtrement de travail passionné et d’exploitation (Bulut, 2020 ; Dyer-Witheford et De Peuter, 2009 ; Legault et Weststar, 2016). La passion du jeu vidéo et l’aura de glamour autour de l’industrie participent à invisibiliser l’aliénation expérimentée par les travailleurs du jeu vidéo. Le crunch – qui désigne des rythmes de production intenses – illustre l’intensification du travail créatif, sous couvert de flexibilité, constitutif du nouvel esprit du capitalisme (Zaban et al., 2020). Les mobilisations syndicales et les licenciements qui marquent dernièrement l’industrie du jeu vidéo démontrent à la fois la possibilité d’une lutte et la grande précarité du travail du jeu vidéo. Les balbutiements de l’intelligence artificielle générative suscite la crainte de voir des métiers créatifs disparaître. Générer une analyse de la relation entre le jeu vidéo et le capitalisme nous incombe à porter un regard sur les conditions de travail au sein des studios. Comment penser des jeux anticapitalistes quand l’industrie qui réalise la majorité des productions vidéoludiques est aussi le lieu où le capitalisme se reproduit ? Quels modes d’organisation de travailleur·euses pour lutter contre la précarité actuelle et annoncée ? - Capitalisme en dehors de l’industrie du jeu vidéo
Si le travail et le jeu entretiennent des limites floues dans les studios de jeu vidéo, il n’en va pas de même pour les travailleur·euses des pays du sud global sur qui reposent les conditions d’existence de l’industrie du jeu vidéo. Extractivisme des terres rares, assemblage et recyclage des machines sur lesquelles nous jouons et travaillons, le travail créatif du jeu vidéo, comme tant d’autres, existe grâce à un régime d’inégalités global (Bulut, 2020 ; Huntemann et Aslinger, 2013 ; Taffel, 2015). Par ailleurs, la notion de “playbour” (Kücklich, 2005) suggère les nouvelles formes d’exploitation où l’activité ludique devient un travail, et les joueurs une main d’œuvre (Cocq, 2018 ; Vétel 2018 ; Yee, 2006). L’existence d’une telle pratique peut être considérée comme la manifestation du concept marxiste de subsomption qui désigne la manière dont le capitalisme s’étend à des domaines qui se trouvent en dehors du travail. Ce thème vise à considérer l’industrie du jeu vidéo comme un champ où se joue l’intensification du capitalisme global. Est-il nécessaire de séparer les travailleur·euse·s du jeu vidéo et celleux essentiel·les à la pérennité de l’industrie du jeu vidéo ? Peut-on prétendre à un jeu vidéo anticapitaliste quand l’industrie du jeu vidéo s’inscrit dans un tel régime d’inégalités ? Comment penser les inégalités locales qui traversent l’industrie du jeu vidéo avec celles de la globalisation ? - Gamification et Capitalisme Ludique
Ce thème appelle des analyses sur l’utilisation de la gamification dans l’environnement de travail, en particulier en ce qui concerne les méthodes d’intensification et d’optimisation du travail, car celui-ci soulève des questions notamment sur les impacts sur le bien-être des employés (Hammedi et al., 2021 ; Pogrebtsova et Tondello, 2017). Bien que l’utilisation interchangeable des termes “ludification” et “gamification” soit sujette à débat, la gamification se définit comme l’usage d’éléments de game design dans des contextes non ludiques (Deterding et al., 2014). Largement utilisée dans les interfaces et le marketing numérique, la gamification a de nombreuses autres applications notamment dans le divertissement, la finance, la santé, l’éducation et bien d’autres encore. De son côté, Jane McGonigal, dans son ouvrage Reality is Broken (2011), soutient que la gamification pourrait agir comme levier motivationnel pour atteindre nos objectifs du quotidien. Dans un environnement de travail, ces pratiques ludiques peuvent s’inscrire dans une quête de performance (Andonova et Monjaret, 2017) au sein d’un modèle de travail qui délaisse le collectif au profit de l’individuel, créant ainsi un environnement propice à une compétition accrue (Paugam, 2007). Est-ce que l’incorporation d’éléments de design de jeu est bénéfique, ou cela va-t-il à l’encontre du bien-être des employé.e.s ainsi qu’à la cohésion d’équipe ? Qu’en est-il des milieux de travail où l’intensification du travail est déjà problématique ? Cet axe peut également prendre en considération la mise en place de la ludification des espaces de travail, utilisée pour mettre de l’avant de meilleures conditions de travail, mais qui peut en réalité miser sur une rétention des travailleur.euse.s. Par conséquent, il est pertinent de se questionner à savoir les effets potentiels, tant positifs que négatifs, de l’intégration de la gamification dans un environnement de travail. Dans quelle mesure la gamification est-elle indispensable ? Quelles sont les motivations sous-jacentes à son utilisation ? »
COMITÉ ORGANISATEUR
Naomie Allard, Clara Lhotellier, Élisa Vial, Ugo Trelis.
Graphismes : Hugo Engel.
CONTACT
https://homoludens.ca/appels-a-communication-pour-en-jeux
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
- Aguenier, L. (2019). Jeux vidéo : la « marchandise idéale du capitalisme » ? https://doi.org/10.13140/RG.2.2.17049.77920
- An Ideal Commodity? The Interactive Game in Post-Fordist/Postmodern/Promotional Capitalism. (2003). Dans S. Kline, N. Dyer-Witheford et G. D. Peuter, Digital Play (p. 60‑77). McGill-Queen’s University Press. https://doi.org/10.1515/9780773571068-006
- Andonova Y., Monjaret A. Domestication et transposition du jeu par l’entreprise. Autopsie de la gamification du travail (2017). Dans Le travail de la gamification. Enjeux, modalités et rhétoriques de la translation du jeu au travail (p. 55-70), PIE Peter Lang.
- Bailes, Jon (2019), Ideology and the Virtual City. Videogames, Power Fantasies and Neoliberalism. Zer0 books.
- Breuer, J. (2012). Nick Dyer-Witheford and Greig de Peuter, Games of empire: Global capitalism and video games. New Media & Society, 14(3), 541‑543. https://doi.org/10.1177/1461444811434402a
- Cocq, M. (2018). Constitution et exploitation du capital communautaire. La nouvelle revue du travail, (13). https://doi.org/10.4000/nrt.3911
- Crowley, Sydney (2023), « Playing farmer: At the intersections of neoliberal capitalism and ecocriticism in Stardew Valley », Journal of Gaming & Virtual Worlds, 15:1, pp. 21–37.
- Deterding, S., Dixon, D., Khaled, R. et Nacke, L. (2014). Du game design au gamefulness : définir la gamification. Sciences du jeu, (2). https://doi.org/10.4000/sdj.287
- Dyer-Witheford, N. et De Peuter, G. (2009). Games of empire: global capitalism and video games. University of Minnesota Press.
- Hammedi, W., Leclercq, T., Poncin, I. et Alkire (Née Nasr), L. (2021). Uncovering the dark side of gamification at work: Impacts on engagement and well-being. Journal of Business Research, 122, 256‑269. https://doi.org/10.1016/j.jbusres.2020.08.032
- Higgins, D. M. (2018a). Rêves d’accumulation : l’économie dans les jeux vidéo de science-fiction. ReS Futurae. Revue d’études sur la science-fiction, (12). https://doi.org/10.4000/resf.1998
- Huntemann, N. B. et Aslinger, B. (dir.). (2013). Gaming Globally. Palgrave Macmillan US. https://doi.org/10.1057/9781137006332
- Jackson, J. (2019). Videogame Production: How the Capitalist Socius and Platformization Subjectivate. Loading…, 12(19). https://journals.sfu.ca/loading/index.php/loading/article/view/226
- Kücklich, Julian. 2005. « Precarious Playbour: Modders and the Digital Games Industry ». Fibreculture Journal, no. 5, septembre.
- Legault, M.-J. et Weststar, J. (2016). Video game developers among « extreme » workers: Are death marches over? The E-Journal of International and Comparative Labour Studies, 6.
- McGonigal, J. (2011). Reality is broken: why games make us better and how they can change the world. Penguin Books.
- Paugam, S. (2007). Le salarié de la précarité : Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle. Presses Universitaires de France. https://doi.org/10.3917/puf.pauga.2007.01
- Pogrebtsova, E., Tondello, G., Premsukh, H. et Nacke, L. E. (2017). Using technology to boost employee wellbeing? How gamification can help or hinder results. PGW@ CHI PLAY.
- Taffel, S. (2015). Towards an Ethical Electronics? Ecologies of Congolese Conflict Minerals. Westminster Papers in Culture and Communication, 10(1), 18‑33. https://doi.org/10.16997/wpcc.210
- Triclot, M. (2011). Philosophie des jeux vidéo. Editions la Découverte.
- Van den Berg, Thijs (2012). « Playing at Resistance to Capitalism: BioShock as the Reification of Neoliberal Ideals ». Reconstruction : Special Issue: Playing for Keeps: Games and Cultural Resistance, vol. 12, no 2.
- Vétel, B. (2018). Les travailleurs pauvres du jeu vidéo. Réseaux, n° 208-209(2), 195. https://doi.org/10.3917/res.208.0195
- Yee, N. (2006). « The Labor of Fun: How Video Games Blur the Boundaries of Work and Play. » Games and Culture (1), 68-71.
- Zabban, V., Ter Minassian, H. et Camille Noûs. (2020). Le bonheur est dans l’indé ? : Trajectoires professionnelles des créatrices et créateurs de jeux vidéo. Réseaux, N° 224(6), 111. https://doi.org/10.3917/res.224.0111