Présentation de l’enquête COVIDEO et de quelques résultats

Par Nathan Ferret, doctorant en sociologie, IRIS UMR 8156, EHESS

Présentation de l’enquête COVIDEO et de quelques résultats

Menée entre janvier et avril 2021 avec le soutien financier du GIS «Jeu et Sociétés», du LabEx TEPSIS et du laboratoire IRIS, l’enquête COVIDEO a été conduite par Nathan Ferret, doctorant en sociologie (EHESS), avec l’aide de Pierre Gallinari-Safar, étudiant du master « Quantifier en sciences sociales » (EHESS-ENS). Son objectif était de documenter statistiquement les pratiques du jeu vidéo et les usages de la plateforme Twitch durant la crise sanitaire du COVID-19. Voici un rapide retour sur la méthodologie, le déroulement et quelques premiers résultats de cette enquête.

L’opportunité d’étudier les usages du jeu vidéo pendant la période pandémique actuelle a été motivée par un constat économique frappant : en France, de toutes les industries culturelles, celle du jeu vidéo (par ailleurs la plus importante au monde économiquement), a été la seule à connaître une croissance de son chiffre d’affaires en 2020. Ce dernier a augmenté de 15% par rapport à l’année 2019, à un rythme qui a suivi celui des périodes de confinement et de déconfinement de la population[1] appelant à une compréhension du phénomène du point de vue des sciences sociales. Parallèlement, un autre grand « gagnant » de la crise sanitaire a été la plateforme de streaming Twitch. Fondée en 2011, cette plateforme de diffusion de vidéos en direct (des streams) repose sur l’activité des vidéastes (les streamers) qui se filment en train d’effectuer diverses activités, principalement des parties de jeux vidéo, et sur le régime d’interaction offert à leur audience (dons monétaires déclenchant des annonces sonores et visuelles dans le stream, messagerie instantanée, système de paris en direct pouvant guider les choix du streamer dans le jeu etc.). En croissance régulière depuis son lancement, la plateforme a en effet connu une explosion depuis le début de la crise du COVID-19 : le nombre moyen de spectateurs (viewers) en direct a plus que doublé pendant la période, passant de 1,2 millions à près de 3 millions entre fin 2019 et fin 2020, phénomène bien corrélé à la crise sanitaire et aux périodes de confinement puisque le nombre d’heures visionnées en France a par exemple augmenté de près 23% rien qu’entre le mois de février et celui de mars 2020. Alors que très peu d’études ont été menées sur les usages de la plateforme en France, il est ainsi apparu intéressant de les étudier en lien avec ceux du jeu vidéo, le jeu joué allant de plus en plus de pair avec le jeu regardé comme spectacle sur Twitch. Si la crise du COVID-19 a ainsi révélé une importance économique croissante du jeu vidéo et de l’ « écosystème » de médiations sociotechniques qui, comme Twitch, encadre sa pratique et sa consommation, il a fallu penser une enquête statistique à même d’en rendre compte dans ses dimensions sociologiques.

Fonctionnant par passation d’un questionnaire en ligne, l’enquête COVIDEO a connu une méthode de diffusion originale puisque c’est au travers de partenariats conclus avec des streamers et des streameuses que le public de Twitch (qui est un public de joueurs) a été sollicité. Ce sont autrement dit les vidéastes eux-mêmes qui ont présenté le questionnaire et enjoint leur public à le compléter, permettant un ciblage fin de la population enquêtée et une analyse précise de la constitution des communautés d’usagers sur Twitch. Le questionnaire a été construit sur l’idée que les usages du jeu vidéo permettent une objectivation de constructions de soi, de rapports au monde social et de manières d’agir allant au-delà de la sphère strictement vidéoludique. Le jeu vidéo, en tant que pratique symbolique et culturelle, informe en effet l’imaginaire collectif, la construction identitaire, et la socialisation de ceux qui y jouent. Si à l’origine, les usages du jeu vidéo devaient renseigner les implications sociales de la crise sanitaire, ils ont ainsi pour ce faire rapidement été analysés comme reflet d’une réalité sociale plus large que les strictes conditions de confinement. L’importance sociale qu’ont prises les pratiques vidéoludiques, a été autrement dit l’occasion de balayer un éventail de phénomènes sociologiques (classes sociales, politisation, identités, sociabilités, rapport au travail etc.), reliés par l’étude de leur forme vidéoludique d’expression et de leur participation à une société comme la nôtre, empêchée en temps de pandémie. Par la spécificité du canal de diffusion de l’enquête, les usages de Twitch ont eux aussi été intégrés à l’analyse. Au travers de ce dispositif sociotechnique, le jeu vidéo a pu être étudié non seulement en tant que jeu reliant des joueurs et que culture identifiant des groupes en ligne, mais aussi en tant que spectacle reliant des spectateurs interactifs, des producteurs de contenu se mettant en scène eux-mêmes et un marché vidéoludique s’appuyant sur cette spectacularisation de soi et du jeu. Le caractère socialement protéiforme de ce que recoupe le « jeu vidéo » a ainsi été pris en compte.

Bannières visuelles diffusées par les vidéastes sur leurs réseaux sociaux, , inspirées de jeux vidéo célèbres (respectivement, de gauche à droite, Starfox, Space Invaders et Street Fighter).

Au final, 3500 réponses ont pu être obtenues, pour un taux de complétion très satisfaisant (67%) compte tenu de la durée importante du questionnaire (28 minutes en moyenne, pour un total de 123 questions dans la « version longue »). Si l’exploration statistique de la base de données est encore en cours, elle délivre cependant quelques premières pistes de résultats. Par exemple, 60% de la population enquêtée a ainsi augmenté son temps de jeu hebdomadaire, phénomène corrélé à l’âge (plus les individus sont jeunes, plus ils ont eu tendance à davantage jouer pendant la pandémie), à la catégorie socio-professionnelle et au genre. En effet, le fait d’être une femme plutôt qu’un homme fait croître la probabilité d’avoir augmenté son temps de jeu : la pandémie semble avoir réduit l’écart entre les femmes et les hommes par rapport au volume d’heures de jeux vidéo jouées. Les rythmes de jeux ont aussi été bouleversés pendant la pandémie (les joueurs jouant par exemple davantage la nuit et en semaine), tandis que la pratique du jeu en multijoueurs a été massivement accrue (venant recomposer en ligne les réseaux de sociabilités physiques). Ce sont ainsi les types de jeux les plus « sociaux » - comme les Party Game ou les MOBA (arène de bataille en ligne multijoueurs) – qui ont tirés la hausse globale du temps de jeu. Mais au-delà de ces effets quantitatifs, les données de l’enquête indiquent une modification du sens même que le jeu vidéo et Twitch se sont mis à prendre lors de la pandémie : celui d’outils de gestion psychologique et de l’isolement social. In fine, l’enquête devrait donc déboucher sur une compréhension du fait social vidéoludique comme instance majeure de structuration des vies sociales de millions de joueurs et de joueuses de jeux vidéo.


[1] Cette croissance est à mettre en relief par rapport à la récession moyenne de 25% du chiffre d’affaires de toutes les industries culturelles française confondues sur la même période – Rapport « Analyse de l’impact de la crise du COVID-19 sur les secteurs culturels », Ministère de la Culture, Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS), 2020.


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