La notion du Jeu dans Poor Things d’Alasdair Gray
Article

La notion du Jeu dans Poor Things d’Alasdair Gray

Exploration de la manipulation et de l’identité


Présentation de l'article

La jeune chercheuse Kallioppi Konstantinopoulou propose ici une application de la ludocritique à la critique littéraire. Le jeu occupe de nombreuses places dans son étude du roman d’Alasdair Gray, Poor Things ; il serait plus juste de dire que de nombreux outils de la critique littéraire y sont considérés dans leur dimension et leurs caractéristiques ludiques.

Ainsi, du côté de la forme littéraire, la mise en abyme d’un roman qui traite d’un jeu dans un jeu dans un jeu…, transforme le texte en un labyrinthe tout de profondeur (V). Ainsi également des inclusions et allusions à d’autres textes dans Poor Things, transformant l’intertextualité, présence d’un texte dans un autre texte, en un jeu de cache-cache (Ib) entre connaisseurs.

De cette connivence, comment le lecteur ne serait-il pas mené à la complicité, puis à l’enquête suspicieuse ? Car il s’aperçoit bientôt que, sur le fond, le roman traite d’une expérience de manipulation de la mémoire, réduite à un jeu d’esprit – une joke en anglais ou jocus en latin (III), une manipulation des sentiments réduits à des jeux de l’amour (IV) et une manipulation de l’identité, réduite au morcellement désordonné d’une image, à un puzzle (III). L’auteur, pour ce faire, joue de toutes les possibilités offertes par ce que décrit Gérard Genette dans sa narratologie, possibilités d’interprétation selon qui raconte quelque chose (narration), selon le point de vue adopté (focalisation) selon le temps de la narration (prolepses, analepses, ellipses, etc.).

Un texte comme un jeu de cartes, donc dans la lecture duquel on entre comme dans deux parties simultanées avec les mêmes cartes, ou les mêmes pions – deux parties avec le même jeu, l’une narratologique, l’autre ludocritique.

— Juliette Vion-Dury, professeure de littérature générale et comparée (université Sorbonne Paris Nord, laboratoire IRIS - UMR 8156)


Poor Things (Pauvres Créatures) a été publié pour la première fois en 1992 par Alasdair Gray[1].
Ce livre est une œuvre à plusieurs niveaux et surtout énigmatique. Le lecteur est invité à décider si l’histoire de Bella Baxter est basée sur des événements réels ou si elle est le produit de l’imagination de son mari, Archibald McCandless. En résumé, l’histoire suit la vie de Bella Baxter, ressuscitée par Godwin Baxter, qui a trouvé son cadavre – après son suicide – et qui, grâce aux connaissances acquises auprès de son père, le grand chirurgien Sir Colin, a réussi à la ramener à la vie. Cependant, la méthode employée soulève des questions sur la crédibilité de l’histoire ; Bella était enceinte de neuf mois, et le chirurgien Godwin a réussi à lui transplanter le cerveau du fœtus. La protagoniste est donc une jeune fille de vingt-cinq ans avec l’esprit d’un bébé.
Poor Things n’est pas simplement l’histoire de Bella telle que racontée par elle-même. En fait, l’auteur – ou plutôt l’« éditeur » Gray – présente une pléthore de voix :

Poor Things is manufactured from contending voices. As originally envisaged, the longest portion of the novel was to serve as centre-piece to a collection entitled Voices Apart […] In subsequent revisions, the autobiography of Archibald McCandless lost these companions, but gained several others. Invaded by letters from his fiancée Bell and her lover Wedderburn, appended with a letter from his wife Victoria and framed by the introduction and notes of the ‘editor’ Alasdair Gray, McCandless’ narrative remains at the centre of the novel. Variously confirmed and contradicted by its neighbours, however, McCandless’ account is brought into question through the loss of final authority. Although Poor Things purports to tell a single story, the title of Gray’s planned collection aptly describes the novel; Poor Things is a collection of voices, and the heart of the novel lies where they part.[2]

L’objectif de cet article est d’examiner la place du jeu dans l’œuvre d’Alasdair Gray. Divers types de jeux peuvent y être identifiés, mais cet article se limitera à cinq d’entre eux :

I.Narration :
- a. Déception narrative
- b. Jeux intertextuels
II. Expérimentation scientifique
III. Manipulation de la mémoire comme un jeu de l’esprit – Identité personnelle comme un puzzle
IV. L’amour comme un jeu
V. Le jeu de Wedderburn

I. Narration

A)  Déception narrative

La narration elle-même devient un jeu avec les différents narrateurs se contredisant et trompant le lecteur. Le récit est ponctué de rebondissements, laissant le public dans l’expectative et reflétant la nature déceptive des relations interpersonnelles.
L’« Introduction » informe le lecteur que l’histoire provient de manuscrits découverts par un historien nommé Michael Donnelly, et que, après les avoir remis à l’« éditeur » Gray, celui-ci a composé le présent roman. Cependant, l’historien et l’éditeur débattent sur la question de crédibilité : « I also told Donnelly that I had written enough fiction to know history when I read it. He said he had written enough history to recognize fiction. To this there was only one reply—I had to become a historian[3]. » « Gray » entreprend donc une enquête approfondie afin de prouver à l’historien et à son public que cette histoire est un événement réel ; « [t]he implicit question of the reliability of history and the blurred boundary between history and fiction is […] addressed more directly in the text itself. The beginning of the Introduction already highlights the central theme […][4] » :

The doctor who wrote this account of his early experiences died in 1911, and readers who know nothing about the daringly experimental history of Scottish medicine will perhaps mistake it for a grotesque fiction. Those who examine the proofs given at the end of this introduction will not doubt that in the final week of February 1881, at 18 Park Circus, Glasgow, a surgical genius used human remains to create a twenty-five-year-old woman. The local historian Michael Donnelly disagrees with me[5].

Les rôles sont inversés, puisque c’est l’éditeur qui avance des affirmations et des arguments historiques tandis que c’est l’historien qui parle de fiction. Cette inversion met en lumière les notions d’autorité et de témoignage historique, tout en soulignant la complexité de la relation entre histoire et fiction :

I fear Michael Donnelly and I disagree about this book. He thinks it a blackly humorous fiction into which some real experiences and historical facts have been cunningly woven, a book like Scott’s Old Mortality and Hogg’s Confessions of a Justified Sinner. I think it like Boswell’s Life of Samuel Johnson; a loving portrait of an astonishingly good, stout, intelligent, eccentric man recorded by a friend with a memory for dialogue[6].

Il est possible de soutenir que « [t]he most obviously ‘historical’ aspect of this novel certainly is its nineteenth-century setting and the recreation of the late Victorian period and society[7]. » Cependant, comme le soutient Marie Odile Pittin « [t]he point is not to tell the ‘truth’ from the ‘fantasy’ but to enjoy the weird, totally phantasmagoric result of their being pitted against each other in a story that clamours in various ways for the supremely elusive, ironical notion of ‘reality’, a problem which indeed is not to be solved[8]. »
Cette affirmation s’applique à la structure même du livre ; il s’agit de l’osmose de plusieurs voix d’une même histoire. Après l’« Introduction » rédigée par l’« éditeur » Gray, vient la première version de l’histoire – qui occupe la plus grande partie du livre – saisie du point de vue du médecin et futur mari de Bella Baxter/Victoria McCandless, Archibald McCandless. Cette première édition s’intitulait Episodes from the early life of Archibald McCandless M.D. Scottish Public Health Officer, edited by Alasdair Gray. Ensuite vient « A Letter from Victoria McCandless M.D. to her eldest surviving descendant in 1974 correcting what she claims are errors in Episodes from the Early Life of a Scottish Public Health Officer by her late husband Archibald McCandless M.D. b,1857-d.1911 », qui a été trouvée parmi les manuscrits originaux. Le livre est ensuite complété par les « Notes Critical and Historical » de Gray. Outre ces coupures distinctes, il existe d’autres voix, comme celle de Duncan Wedderburn qui raconte, sous forme épistolaire, son voyage avec Bella et la façon dont elle l’a poussé à la folie. De même, la perspective de Bella elle-même est également présente pour le même événement. Cependant, dans ces deux versions, des explications contradictoires et conflictuelles du même événement sont révélées.

Dans la lettre de Victoria McCandless, elle déconstruit toute l’histoire de son mari en éliminant les éléments surréalistes et en les remplaçant par des explications rationnelles plus facilement crédibles. Plus précisément, elle nie sa grossesse, son suicide et l’intervention chirurgicale de Godwin Baxter, expliquant les cicatrices qu’elle porte à la tête et à l’abdomen dues au harcèlement et à la violence de son père :

He treated his wife and children like he treated the workmen: as potential enemies who must be kept poor by violence or the threat of it. He thought any remark which did not obviously flatter him was rebellion. When five years old I once watched him stand before the looking-glass in our dank little kitchen, adjusting his dark-green cravat and waistcoat with green velvet facings, for he spent money on his appearance though not on ours, and in a coarse way was something of a dandy. Impressed by the contrast between the colour of the clothes and his dark-red face I said, “You are a poppy, Dad.” I remember no more until I awoke in bed. He had clubbed me down with his fist, my head had struck the brick-cobbled floor, I had been bleeding and unconscious for several hours. I doubt if my mother had dared call a doctor. I still have an irregular three-inch-long scar above my left ear under the hair. It follows an abnormal widening of the squamosal suture, but apart from that period of unconsciousness it has never affected my memory. This is the crack my late husband describes as “mysteriously regular” and “ringing the entire skull under the hair line[9].

Maintenant, « [i]f the reader […] tends to believe this obviously more rational account rather than McCandless’s strange story, he has already been warned by Gray in the Introduction that her letter[10] » « [i]f read before the main text […] will prejudice readers against that. If read afterward we easily see it is the letter of a disturbed woman who wants to hide the truth about her start in life[11]. »
De cette manière, le lecteur se retrouve à la fin du livre confus, « unable to decide between the different versions and narratives[12] ». « Gray’s appeal for the trust of his readers is of course also ironic in light of the fact that the (hi)story that follows is far from convincing and coherent. It consists of a cacophony of different  and differing voices telling their personal version of a story which is itself truly bizarre and begs belief. [13]»
À partir de cette affirmation, le monde narratif peut être considéré comme une hétérotopie selon les termes de Michel Foucault. Le philosophe a utilisé ce concept pour décrire certains espaces culturels, institutionnels et discursifs qui sont quelque sort « autres » : dérangeants, intenses, incompatibles, contradictoires ou transformateurs. Les hétérotopies sont des mondes à l’intérieur des mondes, qui reflètent et bouleversent ce qui est à l’extérieur. Foucault donne des exemples tels que les navires, les cimetières, les bars, les bordels, les prisons, etc. Il utilise le terme « hétérotopie » pour décrire les espaces qui ont plus de niveaux de signification ou de relations avec d’autres lieux qu’il n’y paraît à première vue. En général, une hétérotopie est une représentation physique ou une approximation d’une utopie, ou un espace parallèle (comme une prison) qui contient des corps indésirables pour rendre possible un véritable espace utopique. Foucault définit l’hétérotopie comme suit :

La curieuse propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements mais sur un monde tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent, l’ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis. Ces espaces, en quelque sorte, qui sont en liaison avec tous les autres, qui contredisent pourtant tous les autres emplacements, sont de deux grands types[14].

Les hétérotopies ne sont pas considérées comme des espaces externes ou alternatifs, mais elles sont profondément liées à la réalité. Foucault cite le miroir comme exemple et affirme de manière caractéristique :

Le miroir fonctionne comme une hétérotopie en ce sens qu’il rend cette place que j’occupe au moment où je me regarde dans la place, à la fois absolument réelle, en liaison avec tout l’espace qui l’entoure, et absolument irréelle puisqu’elle et obligée, pour être perçue, de passer par ce point virtuel qui est là-bas[15].
 
À la lumière de toutes ces explications, la façon dont Godwin voit et traite Bella s’harmonise avec l’exemple du miroir de Foucault. La perception de Godwin sur Bella est d’abord façonnée par ses propres préjugés et désirs. Le récit permet aux lecteurs de voir Bella à travers le prisme de Godwin, créant ainsi un portrait déceptif. Godwin soutient :

"Sir Colin, his nurses and dogs gave me more attention that most newcomers to this globe are given, but I wanted more than that. I dreamed of a fascinating stranger – a woman I had not yet met so I could only imagine – a friend who would need and admire me as much as I needed and admired her. No doubt a mother supplies this want in most young creatures, though rich families often employ a servant to take the mother’s place. I formed no special attachment to those who fostered me, perhaps because there were so many of them. I was always a mighty big fellow and seem to recall at least three mature nurses feeding and washing and clothing me before I could do these things for myself. Perhaps there were more, for I think they worked in relays. I may be imposing on infancy an obsession of my later years, but I cannot remember a day when I did not feel inside me a 38 woman-shaped emptiness that ached to be filled by someone stranger and bonnier than I ever met at home". […] I needed to admire a woman who needed and admired me.[16]

Le roman présente des perspectives contradictoires de différents personnages, créant ainsi un récit illusoire où la vérité est insaisissable. Cette narration s’oppose aux les attentes du lecteur, remettant en question la notion conventionnelle d’un narrateur transparent et fiable, et introduit un élément de scepticisme et d’interprétation active de la part du lecteur. En particulier, la manipulation des attentes du lecteur est évidente dans la représentation de personnages tels que le médecin Archibald McCandless, initialement présenté comme un personnage bienveillant et bien intentionné, un scientifique respecté. Ce portrait correspond aux attentes conventionnelles d’un narrateur fiable ou d’une figure d’autorité dans une histoire. Toutefois, cette première impression est remise en question lorsque, à la fin du livre, la lettre de Victoria McCandless est présentée, créant ainsi une seconde histoire radicalement opposée à la narration principale. La narration encourage les lecteurs à interpréter activement l’histoire plutôt que d’accepter passivement les informations présentées ; ils deviennent des détectives, rassemblant les indices et réévaluant les motivations des personnages.

B) Jeux intertextuels

Poor Things apparaît comme un chef-d’œuvre littéraire tissé d’une riche mosaïque d’intertextualité, engendrant un récit nuancé et multicouche qui s’engage dans un dialogue profond avec diverses traditions littéraires. À travers le jeu des hommages, de mimicry et des allusions ludiques, Gray construit un roman qui transcende son intrigue individuelle, invitant les lecteurs à une exploration dynamique de la littérature elle-même.
Le concept d’intertextualité, introduit par Julia Kristeva, est largement inspiré du principe dialogique de Mikhail Bakhtin[17]. Bien que le travail de Bakhtin se concentre principalement sur le concept de communication plutôt que sur celui du langage en lui-même, il soutient que le langage est intrinsèquement dialogique, reflétant la nature même de la vie humaine. Selon cette perspective, l’essence de l’humanité réside dans sa capacité à être réceptif à l’autre et à entretenir des relations interpersonnelles.
Kristeva déclare que

[…] voit-on de nos jours le texte devenir le terrain où se joue : se pratique et se présente, le remaniement épistémologique, social et politique. Le texte littéraire actuellement traverse la face de la science, de l’idéologie et de la politique comme discours, et s’offre pour les confronter, les déplier, les refondre. Pluriel, plurilinguistique parfois, et polyphonique souvent (de par la multiplicité de types d’énoncés qu’il articule), il présentifie le graphique de ce cristal qu’est le travail de la signifiance prise à un point précis de son infinité : un point présent de l’histoire où cette infinité insiste[17].

Alasdair Gray lui-même à la fin du livre, dans les remerciements, mentionne ses sources d’inspiration :

The author thanks […] Michael Roschlau for the gift of Lessing’s Nathan the Wise (published in 1894 by MacLehose & Son, Glasgow, for the translator William Jacks, illustrated with etchings by William Strang) which suggested the form (not content) of the McCandless volume; […] The shocking incident described by Bella in Chapter 17 was suggested by the Epilogue of _In a Free State _by V.S. Naipaul. Other ideas were got from Ariel Like a Harpy, Christopher Small’s study of Mary Shelley’s Frankenstein, and from Liz Lochhead’s Blood and Ice, a play in the same subject. Three sentences from a letter to Sartre by Simone de Beauvoir, embedded in the third and fourth paragraphs of Chapter 18, are taken from Quentin Hoare’s translation of her letters published by Hutchinson in 1991. A historical note on Chapter 2 is extracted from Johanna Geyer-Kordesch’s entry ‘’Women and Medicine’’, in the Encyclopaedia of Medical History edited by W.F. Bynum. The epigraph on the covers is from a poem by Denis Leigh[18].

L’un des exemples les plus remarquables d’intertextualité dans Poor Things est l’hommage rendu à Frankenstein de Mary Shelley. Les expérimentations scientifiques du Dr Godwin Baxter, qui aboutissent à la résurrection de Bella Baxter, font écho au récit fondateur du classique de Shelley. Gray ne se limite pas à emprunter ; il le transforme pour explorer les thèmes de la création, de la moralité et des conséquences du fait de se prendre pour Dieu. Le dialogue intertextuel enrichit le récit, permettant aux lecteurs d’établir des liens entre les deux œuvres et d’apprécier les niveaux de signification complexes.
L’élément d’intertextualité s’inscrit également en harmonie avec la troisième catégorie des jeux selon Roger Caillois. En tant que philosophe et sociologue, Caillois s’est concentré sur l’examen du jeu dans le cadre social. En s’appuyant sur l’étude de Johan Huizinga (Homo ludens, 1938), il identifie six principes fondamentaux du jeu :

1° – libre : à laquelle le joueur ne saurait être obligé sans que le jeu perde aussitôt sa nature de divertissement attirant et joyeux ;
2° – séparée : circonscrite dans des limites d’espace et de temps précises et fixées à l’avance ;
3° – incertaine : dont le déroulement ne saurait être déterminé ni le résultat acquis préalablement, une certaine latitude dans la nécessité d’inventer étant obligatoirement laissée à l’initiative du joueur ;
4° – improductive : ne créant ni biens, ni richesse, ni élément nouveau d’aucune sorte ; et, sauf déplacement de propriété au sein du cercle des joueurs, aboutissant à une situation identique à celle du début de la partie ;
5° – réglée : soumise à des conventions qui suspendent les lois ordinaires et qui instaurent momentanément une législation nouvelle, qui seule compte ;
6° – fictive : accompagnée d’une conscience spécifique de réalité seconde ou de franche irréalité par rapport à la vie courante[20].

Le mode de narration de Gray peut être considéré comme un jeu de mimicry, tel que Caillois le définit :

Tout jeu suppose l’acceptation temporaire, sinon d’une illusion (encore que ce dernier mot ne signifie pas autre chose qu’entrée en jeu : in-lusio), du moins d’un univers clos, conventionnel et, à certains égards, fictif. Le jeu peut consister, non pas à déployer une activité ou à subir un destin dans in milieu imaginaire, mais à devenir soi-même un personnage illusoire et à se conduire en conséquence. On se trouve alors en face d’une série variée de manifestations qui ont pour caractère commun de reposer sur le fait que le sujet joue à croire, à se faire croire ou à faire croire aux autres qu’il est un autre que lui-même. Il oublie, déguise, dépouille passagèrement sa personnalité pour un feindre une autre. Je choisis de désigner ces manifestations par le terme de mimicry, qui nomme en anglais le mimétisme, notamment des insectes, afin de souligner la nature fondamentale et élémentaire, quasi organique, de l’impulsion qui les suscite[19].

Gray s’engage dans une subtile mimicry narrative, faisant écho aux conventions formelles de la littérature victorienne à travers le mode narratif, le langage et les éléments thématiques. Cette mimicry intentionnelle va au-delà de l’hommage simple ; elle devient un acte subversif alors que Gray introduit des perspectives modernes, remet en question les normes traditionnelles, et joue avec les attentes du lecteur dans le contexte familier des conventions littéraires victoriennes.
Poor Things est riche en allusions ludiques à la littérature classique, intégrant de manière transparente des références aux pièces de Shakespeare : « But I have nothing to complain about now. Bella’s smile is happier than Ophelia’s was, and makes me happy too […] Of course he dodges straight into the betting-shop for a last quick fling which might just recover everything, and loses everything, then charges back to me raving like Hamlet over Ophelia’s coffin.[20]» Ces allusions servent d’embellissements littéraires, ajoutant de la profondeur et de la complexité au récit. Les références et les allusions intentionnelles créent un terrain de jeu littéraire où les lecteurs peuvent reconnaître et apprécier les réseaux d’influence créés. L’acte de lecture devient une interaction dynamique, chaque lecteur contribuant à la conversation en cours avec le canon littéraire plus large.
L’intertextualité dans Poor Things est un acte de participation à l’évolution permanente du discours littéraire. En s’inspirant de traditions littéraires établies, puis en les remettant en question ou en les transformant, Gray positionne le roman comme un participant actif à l’élaboration de la trajectoire de la littérature. Les niveaux d’intertextualité deviennent un témoignage de la nature toujours changeante de la narration. Toutes ces constatations sont en harmonie directes avec les affirmations de Kristeva, qui soutient que

[T]out texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. À la place de la notion d’intersubjectivité s’installe celle d’intertextualité, et le langage poétique se lit, au moins, comme double. […] Le roman qui englobe la structure carnavalesque est appelé roman polyphonique. […] [l]e roman polyphonique moderne, tout en ayant par rapport au monologisme un statut analogue au statut du roman dialogique des époques précédentes, se distingue nettement de ce dernier[21].

II. Expérimentation scientifique

Dans Poor Things, l’expérimentation scientifique apparaît comme un jeu à multiples facettes dans l’espace hétérotopique du laboratoire de Godwin Baxter, qui existe en dehors des normes sociales. Dans cet environnement isolé, l’expérimentation scientifique devient un jeu, car les limites entre la moralité et le progrès scientifique sont mises à l’épreuve ; un microcosme dont Godwin est le maître. Pour lui, « “[m]edicine is as much an art as a science, but our science should be as broadly based as possible.[22] » Dans l’espace hétérotopique du laboratoire, les dilemmes éthiques font partie intégrante du jeu scientifique. La quête de connaissances de Godwin entre souvent en conflit avec des aspects moraux, brouillant les frontières entre le bien et le mal. En particulier, il y a une rupture entre lui et son collègue McCandless lorsqu’il découvre la vérité sur le cas de Bella et la façon de l’« aider » à s’intégrer dans la société : « You think you are about to possess what men have hopelessly yearned for throughout the ages: the soul of an innocent, trusting, dependent child inside the opulent body of a radiantly lovely woman.[23] »
La conversation avec Archibald McCandless lui permet d’évoquer les découvertes de son père, qui a posé les fondations de ce microcosme transcendant les frontières du possible : « “Sir Colin discovered something better than those.” “What?” “Well,” said Baxter, speaking slowly, as if against his will, “he discovered how to arrest a body’s life without ending it, so that no messages passed along the nerves, the respiration, circulation and digestion were completely suspended, the cellular vitality was not impaired.”[24] »
La résurrection de Bella Baxter illustre ce jeu éthique, où Godwin est confronté aux conséquences de ses actes. Le laboratoire devient un champ de bataille où les règles morales sont mises à l’épreuve et où les conséquences de l’expérimentation scientifique deviennent une question de vie ou de mort. Comme il l’affirme, c’est lui qui l’a sauvée de la mort, et non seulement cela, mais il l’a aussi soignée :

“What did you cure her of?” “Death.” “You mean that you saved her from death.” “Partly, yes, but the greatest part is a skilfully manipulated resurrection.” “You don’t make sense, Baxter.” “Then come and meet her—I would welcome a second opinion. Physically she is perfect but her mind is still forming, yes, her mind has wonderful discoveries to make. She knows only what she learned in the last ten weeks, […][25]

La notion d’hétérotopie de Foucault inclut également les dynamiques de pouvoir, qui jouent un rôle central. Godwin Baxter exerce un pouvoir immense au sein du laboratoire, dictant les règles d’engagement et manipulant les résultats de ses expérimentations. La dynamique du pouvoir entre Godwin et ses sujets, en particulier Bella Baxter, illustre ce jeu, car il exerce un contrôle sur leurs destins dans la poursuite du progrès scientifique.
La notion d’alea de Caillois, ou l’élément de hasard, caractérise l’expérimentation scientifique dans le roman. Caillois utilise ce terme pour désigner

[T]ous jeux fondés, à l’exact opposé de l’agôn, sur une décision qui ne dépend pas du joueur, sur laquelle il ne saurait avoir la moindre prise, et où il s’agit par conséquent de gagner bien moins sur un adversaire que sur le destin. Pour mieux dire, le destin est le seul artisan de la victoire et celle-ci, quand il y a rivalité, signifie exclusivement que le vainqueur a été plus favorisé par le sort que le vaincu[26].

Lorsque Godwin Baxter réalise ses expérimentations, l’élément d’alea introduit des résultats imprévisibles et des rebondissements narratifs, ajoutant des couches de complexité au jeu scientifique. La résurrection de Bella Baxter, par exemple, est pleine de conséquences aléatoires, car Godwin joue avec la vie elle-même. Le laboratoire devient une sorte de casino, où le coup de dés détermine le sort des personnes impliquées. Le nom même du médecin, et plus encore la façon dont Bella s’adresse à lui sous le nom de « God » (Dieu), impliquent un jeu de création, de Naissance avec des implications et dimensions religieuses. C’est « God » qui a créé Bella, qui a ressuscité Victoria et qui détermine sa vie et ses décisions. En tant que médecin et figure d’autorité, il peut être considéré comme exerçant un certain pouvoir divin sur la vie des autres, en particulier dans ses recherches scientifiques et ses décisions éthiques.

III. Manipulation de la mémoire comme un jeu d’esprit – Identité personnelle comme un puzzle

Bella Baxter est confrontée à une série de manipulations de la mémoire qui façonnent sa perception de soi et son identité. Sa renaissance est entourée de mystère et de manipulation, tandis que ses souvenirs sont altérés pour s’adapter à la nouvelle réalité qui lui est présentée. Plus précisément, Godwin Baxter est celui qui fabrique une autre version de sa vie pour masquer sa vraie identité :

“They are told she is Bella Baxter, a distant niece whose parents died in a South American railway accident, a disaster where she sustained a concussion causing total amnesia. I have dressed in mourning to support this story. It is a good one. Sir Colin had a cousin he quarrelled with many years ago, who went out to the Argentine before the potato famine and was never heard of again. He could easily have married the daughter of English emigrés in a racial hodge-podge like the Argentine. And luckily Bella’s complexion (though different before I arrested her cellular decay) is now as sallow as my own, which can pass as a family trait. This is the story Bella will be told when she learns that most people have parents and wants a couple of them for herself. An extinct, respectable couple will be better than none. It would cast a shadow upon her life to learn she is a surgical fabrication. Only you and I know the truth, and I doubt if you believe it.”[27]

Son identité personnelle est un puzzle complexe à assembler, dont les pièces sont souvent confuses et contradictoires ; elle doit naviguer entre les différentes versions d’elle-même : « I need more past[28] ». Son voyage pour découvrir la vérité sur son passé la confronte à une série de révélations choquantes qui remettent en question tout ce qu’elle croyait savoir sur elle-même :

“In Buenos Aires we tried to visit my parents’ grave, but Baxter found the railway company that paid for the interment had put them in a graveyard on the edge of a bottomless canyon, so when Chimborazo or Cotopaxi or Popocatapetl erupted the whole shebang collapsed in an avalanche to the bottom crushing headstones coffins skeletons to a powder of in-fin-it-es-im-al atoms. Seeing them in that state would have been like visiting a heap of caster sugar, so instead Baxter took me to the house where he said I had lived with them. It had a dusty courtyard with a cracked water tank in a corner and some chickens pecking about and an old caretaker janitor gatekeeper porter concierge (stop tinkling Bell) an old man who called me Bella Señorita so I suppose he remembered me but I could not remember him. I stared and stared and stared and stared and stared at those scrawny chickens and that cracked tank with a vine growing out the side and I STROVE to remember them but could not. God knows every language so he questioned the old man in Spanish and I learned I had not lived there long because my pa and ma had been migrants wandering hither and yonder upon the wastes of the waters like the son of man who hath no space whereon to rest the sole of his foot as Miss MacTavish aptly remarked. My pa Ignatius Baxter marketed rubber copper coffee bauxite beef tar esparto-grass all things whose markets fluctuate so he and mama had to fluctuate too. But what I want to know is, what was I DOING while they fluctuated? I have eyes and a mirror in my bedroom, Candle, I SEE I am a woman in my middle twenties and but nearer thirty than twenty, most women are married by then—”[29]

L’agôn se manifeste dans le tumulte intérieur de Bella Baxter alors qu’elle lutte pour démêler les mystères de son propre passé. Elle est confrontée à des dilemmes moraux et émotionnels, et ce conflit intérieur devient le moteur de son parcours, alimentant son désir de découvrir la vérité sur elle-même malgré les obstacles qui se dressent sur son chemin. Caillois définit l’agôn comme :

Tout un groupe de jeux apparaît comme compétition, c’est-à-dire comme un combat où l’égalité des chances est artificiellement créée pour que les antagonistes s’affrontent dans des conditions idéales, susceptibles de donner une valeur précise et incontestable au triomphe du vainqueur. Il s’agit donc chaque fois d’une rivalité qui porte sur une seule qualité (rapidité, endurance, vigueur, mémoire, adresse, ingéniosité, etc.), s’exerçant dans des limites définies et sans aucun secours extérieur, de telle façon que le gagnant apparaisse comme le meilleur dans une certaine catégorie d’exploits.[30]

Chaque nouvelle révélation est une pièce supplémentaire ajoutée au puzzle, permettant aux lecteurs de recomposer progressivement le tableau complet. Ce processus de révélation progressive devient un jeu agonistique, où Bella et les lecteurs sont confrontés à des défis et des obstacles qui mettent à l’épreuve leur compréhension de la vérité et de la réalité, jusqu’à ce que, avant son mariage avec McCandless, son mari et son père apparaissent, ou plutôt les parents de Victoria, avant qu’elle ne soit connue sous le nom de Bella :

“God,” said Bella in a dull voice I had not heard from her before, “when we left the church today you said you were going to admit that you lied to me. I think I know now what the lie was. My pa and ma never died in an Argentine train crash. You invented that to hide something worse.” […] “So that poor old man really is my father? And that pole of a man who seems afraid to face me is my husband? And I ran away from him and drowned myself? O Candle please hold me tight.”[31]

Cette réunion marque le début de la révélation de la vérité. Bella lutte pour se rappeler qui elle est, pour se rappeler tout ce que les hommes autour d’elle essaient de lui faire croire. Cette lutte pour se souvenir devient de plus en plus intense alors que Bella tente de démêler les mensonges et les vérités de son passé : « “You remember nothin at all about me?” “Nothing certain,” said Bella uneasily, “yet something in your voice and appearance does seem familiar, as if I once dreamed it or heard it or glimpsed it in a play. Let me hold your hand. It might remind me.”[32] »
« “I know everyone here is telling what they think is the truth,” said Bella »[33] ; cette phrase pourrait refléter les efforts déployés par chacun pour découvrir et explorer la véritable identité de Bella, mais « “[Godwin Baxter] never met [the] wife [of] Sir Aubrey. The drowned woman who came to consciousness here is someone else. »[34]

IV. L’amour comme un jeu

L’amour est présenté comme un jeu complexe où les dynamiques de l’_agôn _et de l’ilinx se manifestent dans les relations entre les personnages principaux. À travers les interactions entre Godwin et Bella, McCandless et Bella, ainsi que Wedderburn et Bella, les questions de sexualité et d’identité sont explorées.
La relation entre Godwin et Bella est caractérisée par un jeu subtil de séduction et de pouvoir, où les deux personnages s’affrontent dans un ballet complexe de désir et de manipulation. En tant que mentor et amoureux de Bella, Godwin exerce un pouvoir significatif sur elle, façonnant ainsi sa perception d’elle-même et de sa place dans le monde. Cette dynamique de pouvoir crée un conflit agonistique aux enjeux élevés et aux conséquences potentiellement dévastatrices. Par exemple, lorsque Bella et McCandless annoncent à Godwin leur intention de se marier, sa réaction est intense, accompagnée d’objections, car il perçoit ce mariage comme impliquant son propre abandon :

“It is agony to find you treating me like a wrecked ship and McCandless like a life-boat, Bell. Your romances on the world tour were bearable because I knew they were transient. For nearly three years I have lived with and for you and wished that never to end.” “I am not deserting you, God,” she told him soothingly, “or not right away. […][35]

La relation entre McCandless et Bella est marquée par l’obsession et la domination. La fascination de McCandless pour elle dépasse l’amour et bascule dans les territoires de l’obsession. Cette dynamique de pouvoir crée une forme d’ilinx émotionnelle, où les émotions des personnages sont amplifiées et altérées par les jeux de domination et de soumission. L’ilinx selon Caillois est :

[U]ne dernière espèce de jeux rassemble ceux qui reposent sur la poursuite du vertige et qui consistent en une tentative de détruire pour un instant la stabilité de la perception et d’infliger à la conscience lucide une sorte de panique voluptueuse. Dans tous les cas, il s’agit d’accéder à une sorte de spasme, de transe ou d’étourdissement qui anéantit la réalité avec une souveraine brusquerie. / Le trouble que provoque le vertige est recherché pour lui-même assez communément.[36]

McCandless a été le premier homme qui a attiré Bella sur le mode romanesque :

You did not notice it, McCandless, but you attracted Bella. You are the first adult male she has met apart from me, and I saw her sense it through the finger tips. Her response showed that her body was recalling carnal sensations from its earlier life, and the sensations excited her brain into new thoughts and word forms. She asked you to be her candle and candle maker. A bawdy construction could be put on that.”[37]

Après plusieurs tentatives et propositions, Bella a accepté sa proposition en mariage : « I have eyes and a mirror in my bedroom, Candle, I SEE I am a woman in my middle twenties and but nearer thirty than twenty, most women are married by then—” “Marry me, Bella!” I cried.[38] » Cependant, cette dynamique de contrôle dans cette relation romantique est réciproque et mutuelle, puisque Bella accepte le mariage parce que « [she] can treat him how [she] likes[s].”[39] »
La relation entre Wedderburn et Bella est marquée par la désillusion et le désespoir. Les deux personnages s’engagent dans un jeu destructeur de dépendance émotionnelle et de désir sexuel :

“_You’re right—I am a fiend! I ought to die!” he yelled, then punched his head, burst into tears, pulled off his trousers, wed me very quick. I soothed him, babied him (he _is a baby) and got him wedding at a proper speed. Yes, wed he can and does, but little Candle, if you are reading this do not feel sad. Women need Wedderburns but love much more their faithful kindly man who waits at home.[40]

Wedderburn, en proie à ses propres démons intérieurs, cherche refuge dans l’affection de Bella, mais il trouve plutôt la douleur et la frustration. Cette dynamique crée un agôn émotionnel, les personnages luttant pour trouver un sens à leur relation et à leur propre identité.
Au cœur de ces jeux amoureux se trouvent les questions complexes de sexualité et d’identité. Lorsque Bella reste à Paris après le départ de Wedderburn, elle travaille comme prostituée, se livrant à un jeu d’ilinx. Accusée d’érotomanie, le sexe joue un rôle central tout au long de sa vie, tant comme moyen d’explorer le monde que de se découvrir elle-même :

“Hints are no use, Sir Aubrey. This morning in church your doctor whispered to me what he thinks—and you think—the name of your wife’s illness. If here and now he does not say it aloud it will be discussed in court before a Scottish jury.” “Say it Prickett,” said the general wearily. “Bellow it. Deafen us with it.” “Erotomania,” muttered his doctor. “What is that?” asked Bell. “It means the General thinks you loved him too much,” said Baxter.[41]

Les personnages de Poor Things naviguent à travers les normes sociales et les attentes culturelles pour concilier leurs désirs individuels avec les pressions extérieures. La sexualité devient ainsi un terrain de jeu où les conventions sociales et les tabous sont remis en question, créant des tensions supplémentaires dans les relations amoureuses.

V. Le jeu de Wedderburn

Le personnage de Wedderburn incarne l’alea, où les éléments de hasard et d’incertitude façonnent sa trajectoire et influencent les dynamiques de l’histoire. À travers les actions imprévisibles de Wedderburn et les conséquences inattendues qui en découlent, le roman offre une réflexion profonde sur la nature imprévisible de la vie et le rôle du hasard dans la destinée humaine.
Wedderburn est un personnage imprévisible dont les actions semblent souvent guidées par le hasard plutôt que par une logique ou un plan défini. Son comportement erratique crée une aura de mystère autour de lui, laissant les autres personnages et les lecteurs dans l’incertitude quant à ses motivations et à ses intentions :

“The worst man possible—a smooth, handsome, well-groomed, plausible, unscrupulous, lecherous lawyer who specialized—until last week—in seducing women of the servant class. He is too lazy to live by honest toil. Besides, a legacy from a doting old aunt has made toil unnecessary. He pays for his gambling losses and grimy amours by charging improperly high fees for slightly improper jobs on the shady side of the law. Bella now loves him, not you, McCandless.”[42]

Ses décisions impulsives, telles que son implication dans des affaires douteuses ou ses relations tumultueuses avec Bella Baxter, reflètent l’imprévisibilité de l’alea :

“He called here the following day with copies of the will for signature. Bella was with me, here, in this room, and welcomed him with her usual effusiveness. His response was so cool, remote and condescending that it obviously hurt her. That annoyed me though I did not show it. I rang for Mrs. Dinwiddie to act as witness and the documents were signed and sealed while Bell sulked in a corner. Wedderburn then handed me his bill. I left the room to fetch the guineas from my strongbox and I promise you, McCandless, I returned in four minutes or less. I was glad to see that, although Mrs. Dinwiddie had now also left the room and Wedderburn seemed as cool as ever, Bella was again chattering as brightly as usual. And that, I thought, was the last of Duncan Wedderburn. This morning over the breakfast table she cheerfully told me that for the last three nights he has visited her bedroom after the servants retire. An imitation owl-hoot is his midnight signal, a lit candle in the window is hers, then up goes a ladder and up goes he! And tonight two hours from now she will elope with him unless you change her mind. Try to be calm, McCandless.”[43]

Wedderburn incarne l’idée que la vie humaine est intrinsèquement sujette aux caprices du hasard et à l’imprévisibilité du destin. Son parcours tumultueux met en lumière les hauts et les bas de l’existence, soulignant ainsi la fragilité de nos certitudes et la nécessité d’accepter l’impermanence de la vie.
L’addiction de Wedderburn au casino et au jeu a eu un impact terrible sur sa vie, le poussant à s’en remettre à la chance et à prendre des décisions éphémères : « Yes, Cupid and cupidity once in a lifetime coincide to flatter us. That happened to me. I won a fortune but lost the woman I loved, and then, of course, the fortune, for the gambling fever entered my blood. It made me what I am—a lost soul—an existence manqué.[44] »
Le personnage de Wedderburn soulève des questions plus larges sur le libre arbitre et la fatalité, remettant en question la capacité à contrôler sa propre destinée. Son comportement impulsif et imprévisible met en lumière les limites de la capacité à prédire l’avenir et à influencer le cours des événements. Ainsi, l’aléa devient un miroir reflétant notre propre vulnérabilité face aux forces indomptables de la chance et du hasard.

Kalliopi Konstantinopoulou, étudiante en Master 2 Littérature Générale et Comparée - Université Sorbonne Paris Nord

Bibliographie

1.     Bakhtin, Mikhail M., The Dialogic Imagination : Four Essays, [en ligne], Austin, University of Texas Press, 1981, disponible sur : [https://archive.org/details/dialogicimaginat0000bakh/page/n9/mode/2up]

2.     Böhnke, Dietmar, Shades of Gray : Science Fiction, History and the Problem of Postmodernism in the Work of Alasdair Gray, Berlin, Galda und Wilch, 2004.

3.     Caillois, Roger, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, (folio essais), 1967.

4.     Foucault, Michel, « Des espaces autres », [en ligne], Empan, no 54, 2004, consulté le 10 février 2024, disponible sur : [https://www.cairn.info/revue-empan-2004-2-page-12.htm]

5.     Gray, Alasdair, Poor Things, [1992], London, Bloomsbury Publishing Plc, 2014.

6.     Kristeva, Julia, Σημειωτική : Recherches pour une sémanalyse, Paris, Éditions de Seuil, (Points), 1969.

7.     Rhind, Neil James, Alasdair Gray and the Postmodern, University of Edinburgh, 2008.


  1. Toutes les citations sont tirées de l’édition suivante : Gray, Alasdair, Poor Things, 1992, London, Bloomsbury Publishing Plc, 2014. ↩︎

  2. Rhind, Neil James, Alasdair Gray and the Postomodern, 2008,  p. 170.
    Nous traduisons : Poor Things est composé de voix contradictoires. Comme initialement prévu, la partie la plus longue du roman devait servir de pièce maîtresse à un recueil intitulé Voices Apart. Dans les révisions ultérieures, l’autobiographie d’Archibald McCandless a perdu ces compagnons, mais en a gagné plusieurs autres. Envahi par les lettres de sa fiancée Bella et de son amant Wedderburn, complété par une lettre de sa femme Victoria et encadré par l’introduction et les notes de l’ « éditeur » Alasdair Gray, le récit de McCandless reste au centre du roman. Tour à tour confirmé et contredit par ses contemporains, le récit de McCandless est remis en question par la perte de l’autorité finale. Bien que Poor Things prétende raconter une seule histoire, le titre du recueil prévu par Gray décrit bien le roman ; Poor Things est un recueil de voix, et le cœur du roman se trouve là où elles se séparent. ↩︎

  3. Gray, Alasdair, Poor Things, p. XI. ↩︎

  4. Böhnke, Dietmar, Shades of Gray : Science Fiction, History and the Problem of Postmodernism in the Work of Alasdair Gray, 2004,  p 211. ↩︎

  5. Gray, Alasdair, op. cit., p. IX. ↩︎

  6. Ibid., p. XIII-XIV. ↩︎

  7. Böhnke, Dietmar, op. cit., p. 190.
    Nous traduisons : l’aspect le plus évidemment «historique» de ce roman réside certainement dans son cadre du XIXe siècle et dans la reconstitution de la fin de l’époque victorienne et de la société de cette époque. ↩︎

  8. Ibid., p. 158. Soulignement original.
    Nous traduisons : Il ne s’agit pas de distinguer la « vérité » de la « fantaisie », mais plutôt d’apprécier le résultat étrange et totalement fantasmagorique de leur confrontation dans une histoire qui, de diverses manières interroge la notion suprêmement insaisissable et ironique de « réalité », un problème qui reste en suspens. ↩︎

  9. Gray, Alasdair, op. cit., p. 245. Soulignement original. ↩︎

  10. Ibid., p. 193. Nous traduisons : Si le lecteur […]: tend à croire ce récit évidemment plus rationnel que l’étrange histoire de McCandless, il a déjà été prévenu par Gray dans l’Introduction que sa lettre […]: ↩︎

  11. Gray, Alasdair, op. cit., p. XIII. ↩︎

  12. Böhnke, Dietmar, op. cit., p. 190. Nous traduisons : incapable de choisir entre les différentes versions et les différents récits. ↩︎

  13. Ibid., p. 192. Nous traduisons : L’appel de Gray à la confiance de ses lecteurs est bien sûr également ironique dans la mesure où l’histoire qui suit est loin d’être convaincante et cohérente. Il s’agit d’une cacophonie de voix différentes et divergentes qui racontent leur version personnelle d’une histoire qui est elle-même vraiment bizarre et qui exige la croyance. ↩︎

  14. Foucault, Michel, « Des espaces autres », Empan, 2004, p. 14. ↩︎

  15. Ibid., p. 15. ↩︎

  16. Gray, Alasdair, op. cit., p. 39. Soulignement original. ↩︎

  17. Kristeva, Julia, Σημειωτική : Recherches pour une sémanalyse, 1969, p. 18. Soulignement original. ↩︎

  18. Gray, Alasdair, op. cit., p. 245. ↩︎

  19. Ibid., p. 61. Soulignement original. ↩︎

  20. Gray, Alasdair, op. cit., p. 40 & 123-124. Soulignement original. ↩︎

  21. Kristeva, Julia, op. cit., p. 85 & 91. Soulignement original. ↩︎

  22. Gray, Alasdair, op. cit., p. 16. ↩︎

  23. Ibid., p. 36. ↩︎

  24. Ibid., p. 21. ↩︎

  25. Ibid., p. 27. ↩︎

  26. Caillois, Roger, op. cit., p. 56. ↩︎

  27. Gray, Alasdair, op. cit., p. 34-35. ↩︎

  28. Ibid., p. 61. ↩︎

  29. Ibid., p. 50. Soulignement original. ↩︎

  30. Caillois, Roger, op. cit., p. 50. ↩︎

  31. Gray, Alasdair, op. cit., p. 213. ↩︎

  32. Ibid., p. 216. ↩︎

  33. Ibid., p. 217. ↩︎

  34. Ibid., p. 221. ↩︎

  35. Ibid., p. 53. ↩︎

  36. Caillois, Roger, op. cit., p. 67-68. ↩︎

  37. Gray, Alasdair, op. cit., p. 35. ↩︎

  38. Ibid., p. 50. ↩︎

  39. Ibid., p. 53. ↩︎

  40. Ibid., p. 107. Soulignement original. Le passage est tiré d’une lettre de Bella à McCandless, dans laquelle elle décrit sa relation avec Wedderburn. Bella utilise le verbe « wed/wedding » pour faire référence à des rapports sexuels. ↩︎

  41. Ibid., p. 216. ↩︎

  42. Ibid., p. 57. ↩︎

  43. Ibid., p. 58-59. ↩︎

  44. Ibid., p. 117. Soulignement original. ↩︎

Crédit image :

Alasdair Gray, Eden and After, fresque pour la Greenhead Church de Glasgow, 1963, détail. National Galleries, Scotland


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