Sylvain Dernat est docteur en sciences de l’éducation et géographie sociale et ingénieur à l’INRAE. Aujourd’hui il est venu nous parler de son parcours, du jeu La Grange et de la place des jeux au cœur des projets de l’INRAE. Interview.

Bonjour Sylvain Dernat, merci d’avoir accepté notre invitation pour Ludocorpus. Pouvez-vous vous présenter ?

Après un parcours professionnel riche et un master en sciences de l’éducation, j’ai réalisé une thèse mixte sciences de l’éducation/géographie sociale au sein de l’INRAE (Institut national pour la recherche en Agriculture, Alimentation et Environnement). Mon sujet portait sur la désertification qui touche les vétérinaires ruraux. J’ai notamment mobilisé le jeu dans cette thèse comme outil de développement territorial entre de jeunes étudiants, des éleveurs et des vétérinaires. Les résultats montraient un impact positif du jeu sur les parcours des futurs entrants dans la profession vétérinaire vis-à-vis de la pratique en milieu rural. Cela correspond à ma posture sur les jeux, à savoir les mobiliser comme outil transformatif, et avoir un vrai impact sur le réel. Après cette thèse, j’ai continué mon parcours comme ingénieur en sciences sociales au sein d’INRAE et plus particulièrement de l’UMR Territoires. Je continue à développer des jeux en particulier comme outil au service de la transition agroécologique :

Agriculteurs et transition agroécologique : le jeu, cet outil très sérieux
Le jeu et les aptitudes qu’il mobilise sont un vecteur efficace pour accompagner les agriculteurs dans la prise en compte des enjeux et la mise en pratique de la transition agroécologique.

Pouvez-vous préciser ce qu’est l’UMR Territoires ? Quels sont ses principaux axes de recherche ? Quelle est la place du jeu dans cette structure ?

C’est une unité de recherche basée à Clermont-Ferrand qui s’intéresse aux transitions (agroécologiques, écologiques, numériques…) dans les territoires ruraux et péri-urbains, et qui regroupe des chercheurs en SHS (économie, géographie, sociologie…) et sciences biotechniques (agronomes…). Elle a notamment une originalité, c’est de mobiliser le jeu comme outil pour l’action dans la recherche avec pas moins de huit jeux créés au sein de Territoires. Certains sont déjà anciens comme le Jeu de Territoire ou le Genet belliqueux qui ont près de 15 ans. Cela me permet de souligner que, a contrario de ce que croit beaucoup de gens qui voient l’émergence des jeux en environnement ou en agriculture comme une dynamique récente, c’est plutôt un phénomène ancien. L’INRAE a ainsi une antériorité marquée sur les jeux, avec prés d’une quarantaine de jeux créés par l’institut, et des unités de recherche engagées depuis longtemps sur la conception de jeux. Je peux citer par exemple le laboratoire AGIR à Toulouse (par exemple le Rami Fourrager de Guillaume Martin), ou le collectif Commod avec des centaines de mobilisations de jeux (et la méthode Wat A Game de Nils Ferrand), depuis les années 90.

L’an dernier vous avez été lauréat de notre appel à projets autour du projet de jeu « La Grange ». Pouvez-vous nous présenter le jeu ? Quelle a été l’origine de ce projet ?

Le jeu de La Grange prend son origine dans un projet de recherche-action mené avec des éleveurs d’une petite AOP fromagère de la Loire. L’idée était de pouvoir les aider à anticiper le futur et à faire face aux tensions et transitions, notamment agroécologiques. La difficulté était de pouvoir discuter de l’ensemble des thématiques en interactions autour de l’élevage sur un territoire : techniques et économiques, mais aussi environnementales, sociales, voire culturelles. Nous avons donc adapté pour cela le modèle des systèmes socio-écologiques sur l’élevage à un jeu de plateau coopératif play-based au tour par tour : La Grange. Il permet à un groupe de coconstruire une représentation d’un territoire d’élevage puis de faire face à des événements extérieurs. Les mécanismes du jeu : réflexion sur l’idéel, processus de décisions basé sur des règles, incertitude sur la partie et le résultat, frivolité, favorise ainsi l’engagement des acteurs (flow) et leur collaboration. Le jeu a été mobilisé avec près de 120 personnes réparties en quatorze groupes de jeu lors d’une journée dédiée. Il a permis de produire une feuille de route que nous accompagnons actuellement… au moyen d’autres jeux, qui font l’objet du travail de thèse d’une doctorante que j’encadre, Rébecca Etienne.

Le financement du GIS Jeu et Sociétés nous a ainsi permis de réaliser le design graphique de La Grange et sa conception en print&play, élément d’accessibilité fondamental pour nous. Les résultats de cette expérimentation ont fait l’objet d’un article scientifique dans une revue de rang A : Dernat, S., Rigolot, C., Vollet, D., Cayre, P., et Dumont, B. (2021). Knowledge sharing in practice: a game-based methodology to increase farmers’ engagement in a common vision for a cheese PDO union. The Journal of Agricultural Education and Extension; ainsi que deux publications dans des revues professionnelles.

La Grange continue son développement avec de nouvelles perspectives (nouveaux terrains, améliorations du gameplay…) et une utilisation en enseignement. Nous en avons déposé la marque à l’INPI pour en garantir son utilisation non-commerciale et ouverte.

Il apparaît clairement que le jeu s’est fait une place de choix dans votre dispositif d’actions. Quelle va être votre actualité en la matière pour 2022 ?

En effet, notre actualité sur les jeux est assez importante en 2022. Ludocorpus avait diffusé en mai 2021 une enquête nationale que nous avions réalisée avec plusieurs collègues pour recenser les jeux sérieux existants en France sur les thématiques agricoles, alimentaires, environnementales et de développement des territoires (AAEDT). Nous avons compilé les résultats qui sont disponibles dans un rapport court sur notre page Linkedin GAMAE :

https://www.linkedin.com/company/gamae/

J’invite vos lecteurs à en prendre connaissance et à s’abonner pour suivre nos actualités. GAMAE est notre projet de plateforme sur les jeux sérieux en AAEDT qui verra le jour en 2022. GAMAE sera organisée sur trois axes.

Le premier, issu de l’enquête, est une ludothèque numérique et physique qui recensera tous les jeux et les mettra à disposition des potentiels utilisateurs quels que soient leurs profils (scientifiques, acteurs des territoires, enseignants, citoyens…). Si vous avez créé un jeu non recensé encore, n’hésitez pas à nous contacter ! La ludothèque et son site internet devraient être disponibles au premier trimestre 2022.

Le second axe est un gaming lab qui visera à étudier scientifiquement les jeux sérieux en AAEDT, soit de manière autonome par la plateforme, soit en mettant nos compétences et outils d’analyse et d’évaluation au service de nos collègues scientifiques. Un séminaire scientifique sera d’ailleurs organisé en 2022. Il portera sur les questions d’évaluation.

Enfin, GAMAE sera aussi un lieu de ressources sous la forme d’un fablab basé à Clermont-Ferrand. L’idée est d’accompagner des porteurs de projets de jeux de l’idée à la conception du prototype, voire jusqu’aux questions de valorisation et de propriété intellectuelle. Nous disposerons pour cela du matériel nécessaire (découpe laser, imprimante 3D…) et de partenariats (graphiste, studio de jeux vidéo…).