Dossier thématique coordonné par Claire Siegel, Emmanuelle Jacques, Olivia Levet

La revue Sciences du Jeu prépare un numéro thématique qui se propose d’exposer sur le plan théorique, historique et plastique le mouvement de l’Artgame. Présentation.

Peu évoqué dans les discours officiels et académiques, mais également dans l’histoire du jeu vidéo, considéré comme « quasi-achevé » par l’un de ses pionniers, Jason Rohrer, en 2016, « éphémère » par Jesper Jull en 2019, ou encore « essoufflé » par Benoît Mélançon en 2024, l’Artgame recueille peu d’observation dans le domaine de la recherche, en particulier en sciences du jeu. Qu’il s’agisse d’articles universitaires, de post-mortem de concepteurs et conceptrices ou encore de manifestes (Holmes, 2003 ; Ploug, 2005 ; Bittanti, 2006 ; Harvey et Samyn, 2006 ; Schrank, 2014), l’Artgame manque dès les premiers textes fondateurs d’être étudié du point de vue des arts plastiques comme un mouvement artistique. Rattaché à ses premières heures comme un style, essentiellement procéduraliste (Bogost, 2007, 2009), les sciences du jeu dans leurs approches souvent formalistes peinent à étudier la portée de ces créations et de leur ancrage dans un art politique et conceptuel. Se situant dans une sphère qui n’est ni celle des jeux vidéo industriels, ni celle des jeux vidéo indépendants, ni celle du monde de l’Art, l’Artgame présente un positionnement à cheval. Son statut complexe s’accompagne de querelles sur le plan de la critique, de la création et de la réception. Il est tantôt considéré comme élitiste et prétentieux, tantôt dénigré pour ses qualités de jouabilité ou visuelles. Exclu ou s’excluant d’un statut marchand, l’Artgame donne un autre visage au jeu vidéo dont les qualités esthétiques ne sauraient se résumer à un chiffre de ventes légitimant une dimension culturelle et artistique (Adorno et Horkheimer, 1983). Sa dimension expérimentale déroute également les joueurs et les joueuses confrontés à des expériences ludiques plus radicales et plus intimes. Son approche n’est pas non plus le divertissement et le loisir, mais bien une réflexion critique poussée – essentiellement, et paradoxalement, par l’entremise de ses créations – sur la place et la fonction du jeu, à l’époque contemporaine, qu’il élève au rang de l’Art. Ce numéro propose de considérer pleinement l’Artgame comme mouvement : les enjeux de sa sémantique, de son histoire, de ses revendications, de ses créateurs et créatrices, de ses créations.

Axes

Les axes qui suivent peuvent être agrégés ou enrichis afin de contribuer à l’étude du mouvement de l’Artgame et de l’émancipation tant du médium ludique en lui-même dans sa considération artistique, que des concepteurs et conceptrices, joueurs et joueuses, dans leurs pratiques.

1. Une histoire de l’Artgame

Si l’Artgame est un mouvement qui apparaît avec le jeu vidéo dans sa terminologie, ses appellations traduisent un héritage allant des arts plastiques au théâtre. De l’« Art-jeu » (Maciunas, 1963) au jeu brechtien (Schrank, 2014), l’Artgame hérite des avant-gardes (Dada, Surréalisme, Situationniste, Fluxus) dans leur volonté de rompre avec les critères esthétiques établis et dans leurs ambitions politiques et contre-culturelles ; le jeu y est investi comme espace de résistance face à la domination d’une société marchande et spectaculaire (Debord, 2006, 2006). Plus encore, il se retrouve également pris dans une histoire plus ancienne, celle des jeux de société qui atteste de l’élaboration de procédés ludiques et artistiques, supports ou critiques des idéologies dominantes (Lhôte, 1994 ; Seville, 2019 ; Flanagan, 2009 ; Flanagan et Jakobsson, 2023). Hors du jeu et de l’art, l’Artgame possède de multiples racines : le sabotage (Pouget, 1898), le canular, le détournement (Debord et Wolmann, 1995), l’hoax (Gattolin, 2006), la culture jamming (Dery, 1993), le mouvement hacker (Lemoine et Ouardi, 2010 ; Magnan, 2011).

Or l’Artgame se définit aussi de façon vivante et de manière intriquée à celle du jeu et du jeu vidéo. Dans ce champ, certains et certaines réfléchissent au cadre implicite de ce qui fait jeu, montrent que les conventions de jouabilité sont posées historiquement et culturellement par des normes construites et répétées de jeu en jeu. Les contributions portant sur l’histoire du mouvement, ainsi que l’étude de ses créations sont bienvenues dans cet axe. Cette histoire artistique et cet ancrage théorique ont pour objectif d’offrir aux concepteurs et conceptrices qui se considèrent comme des adversaires poétiques du « siècle du ludique » (Zimmerman, 2015), un fondement collectif où se rassembler.

2. Artgamers, ces artistes qui ne jouent pas le jeu

Partout dans le monde, des artistes, des chercheurs et des chercheuses s’intéressant aux jeux vidéo artistiques participent à son développement depuis les années 2000 et ce, jusqu’à nos jours (Arvers, 2019 ; Munroe et LeBlanc Flanagan, 2018). Entremêlant recherche et création dans une méthodologie proche de la recherche-action, de la recherche-création ou de la création-recherche, ces artgamers trouvent majoritairement leur place dans des laboratoires universitaires relevant de différentes disciplines (humanités numériques, nouveaux médias, art, informatique, etc.) : ils et elles s’intéressent au médium vidéoludique dans une pratique réflexive de la création et questionnent l’approche formaliste du jeu. Ils mettent l’accent non seulement sur l’expressivité, mais aussi et surtout sur les enjeux idéologiques des procédés de conception (game design), loin de la neutralité qui se voudrait exécutée avec rationalité et technique par les systèmes de jeu et leurs mécaniques. Ces plasticiens et plasticiennes du jeu vidéo travaillent à l’émancipation des concepteurs et conceptrices comme des individus auteurs, et des joueurs et joueuses comme des individus politiques.

L’Artgame définit alors les jeux vidéo d’une nouvelle manière, en remettant en question des critères qui semblent, aujourd’hui, classiques, tels que la fluidité en tant que jouabilité agréable, les boucles de jeu, le fun, le flow, la compétitivité, l’accumulation de points, etc. Si ce mouvement embrasse une « fétichisation du game design » (Sharp, 2015, p. 54), son aspect procédural explore le jeu sous toutes les coutures, et en particulier là où réside l’action symbolique du joueur et de la joueuse – souvent ignorée au profit d’une couche narrative et visuelle prenant le pas sur les structures idéologiques plus discrètes des systèmes et mécaniques de jeu. Dans les mains et les têtes de ces artgamers, la jouabilité (gameplay) révèle toute sa discursivité : les jeux y deviennent réalistes, mettant en exergue une critique des sociétés contemporaines, ou bien encore évocateurs d’utopies poétiques, s’autorisant à rêver d’autres horizons politiques. Quant à l’expérience-joueur, elle y devient esthétique, redéfinissant l’attitude ludique non plus seulement comme levier pour activer le jeu, mais aussi comme relation co-construite pour le décoder et le décrypter. Par ses œuvres ludiques, l’Artgame interroge plus globalement la place et la fonction des jeux créés et leurs relations avec une réalité sociale et politique dans une adresse à la fois élitaire – pour la maîtrise des codes qu’ils convoquent – tout comme populaire – par son adresse au plus grand nombre.

Cet axe propose ainsi d’analyser des œuvres ludiques ayant des difficultés à trouver une légitimation dans le domaine du jeu vidéo par leur approche différente des standards industriels et leur difficulté d’existence en dehors des canaux de diffusion marchands (éditeurs, plateforme dématérialisée). Il explore des créations ludiques travaillées, affirmées, subversives et radicales quant aux formes, discours et structures proposés qu’il s’agisse de jeux vidéo, de jeux de société ou de créations hybridant matérialité et numérique, mais aussi les outils dominants dans le domaine de la création ludique. L’axe invite également à s’intéresser aux artistes ou initiatives de recherche autour de ce mouvement, mais également à questionner la faible place de l’Artgame dans le domaine des sciences du jeu afin de consolider une poïétique (Valéry, 1937 ; Passeron, 1989) du jeu vidéo ainsi qu’une praxis axée sur la réflexivité (Schön, 1983).

3. La fin de l’Artgame ?

Depuis ses origines, l’Artgame a entrepris de mettre en scène une diversité de représentations au cœur de ses images et de ses systèmes proposant une critique des imaginaires ludiques, mais plus encore de la place et de la fonction du divertissement à l’ère du siècle du ludique et de la gamification. La multiplicité des approches de réappropriation des jeux vidéo mise en exergue par Jason Rohrer en 2016 montre le déploiement de nouvelles tendances s’emparant du jeu vidéo comme médium artistique à des fins expressives et politiques. Parmi elles, se côtoient : les jeux Queer, initiés par Anna Anthropy depuis son ouvrage The Rise of the Zinisters en 2012 et théorisés par Bo Ruberg en 2020 dans The Queer Games Avant-Garde ; les Care Games avec le manifeste de la Carewave en 2018 ; et les jeux postcoloniaux étudiés par Soraya Murray dans son ouvrage On Video games: the Visual Politics of Race, Gender and Space en 2017. Sans être exhaustifs, ces différents courants perpétuent la dimension protéiforme de l’Artgame. N’ayant jamais été un mouvement uniforme, l’Artgame trouve des variations sémantiques, telles que les jeux expérimentaux, les non-jeux (« notgames »), les jeux politiques, et les jeux expressifs.

Si l’objectif de l’Artgame et de ses différents courants est de décoloniser le médium vidéoludique des standards de l’industrie et des imaginaires culturels et artistiques dominants qui l’irriguent, sa diversification est aussi sujette à un éclatement, rendant difficile l’analyse de ce mouvement et profitant à la marchandisation du jeu vidéo. Les revendications politiques de ces courants semblent de plus en plus déjouer l’apolitisme des studios de jeux vidéo industriels et indépendants qui déploient davantage de soin dans la mise en scène de représentations culturelles diversifiées. L’enjeu de cet axe est ainsi tout autant de remonter à la finalité de l’Artgame, ses revendications, son ancrage critique, que de questionner la multiplicité des courants vidéoludiques comme symbole de la fin de l’Artgame ou la prise en compte des enjeux représentationnels au sein de l’industrie culturelle des jeux vidéo comme finalité artistique et politique.

Pour soumettre un article

Les auteurs et autrices désirant répondre à cet appel doivent envoyer aux responsables du dossier un résumé de leur proposition d’article (facultatif, mais recommandé). Ce résumé, à envoyer avant le 13 décembre 2024, ne doit pas excéder 5 000 signes (espaces compris).

Les articles doivent être envoyés aux responsables du dossier au plus tard le 30 avril 2025 ainsi que les éléments demandés en fichier joint (le nom du fichier est le nom de l’auteur) au format « . doc ». Ce fichier est composé des éléments suivants :

  • Le titre de l’article et le nom du (des) auteur(s) avec leur rattachement institutionnel et contact courriel.
  • Un résumé de 1 000 signes, espaces compris, en français et en anglais.
  • Une liste de mots-clefs (5 à 8) en français et en anglais.
  • L’article, d’une longueur de 25 000 à 50 000 signes, espaces compris, devra respecter les indications aux auteurs. Une autre version de l’article, entièrement anonyme (références, nom de l’auteur, etc.), devra également être jointe pour évaluation.
  • Une courte biographie des auteurs et autrices.

Ces documents sont à envoyer par courrier électronique aux adresses suivantes :
claire.siegel@univ-montp3.fr, emmanuelle.jacques@univ-montp3.fr, olivia.levet@univ-montp3.fr.

Accès à l’article original : https://journals.openedition.org/sdj/6927

Calendrier

  • 13 décembre 2024 : date limite pour soumettre une proposition (facultatif, mais recommandé).
  • Janvier 2025 : retour sur les résumés.
  • 30 avril 2025 : date limite de réception des articles.
  • Juillet-septembre 2025 : retour des avis après expertise en double aveugle.
  • 15 octobre-30 novembre 2025 : date limite de remise des articles définitifs (selon la date de réceptions des avis).
  • Novembre 2025-janvier 2026 : allers-retours de corrections avec les auteur·rices.
  • Février-mars 2026 : relectures par les responsables de la revue et dernières modifications des textes.

Bibliographie

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