Faire connaître le jeu de Dames sous ses multiples facettes, c’est la vocation de la revue intitulée « Le jeu de Dames » et éditée par la Fédération française du jeu de Dames (FFJD). Si ce trimestriel est un nouveau-né dans le domaine des revues (le numéro 2 a paru en avril de cette année), il est néanmoins déjà fort riche par son contenu et son envergure éditoriale qui visent à approcher le jeu par ses aspects culturels, artistiques, sociologiques et bien sûr techniques avec une large place donnée à la pratique en compétition.
Dotée d'une dimension internationale avérée, l’édition s’adresse et donne la parole aux nombreux joueurs présents sur tous les continents. Le continent africain y occupe une place de choix tant il regorge de dynamisme et de passion pour ce jeu de réflexion. L’Europe n’est pas en reste : outre les Français, les joueurs néerlandais s’y font aussi la part belle ; le pays offre en effet aux Dames une grande popularité depuis des siècles.
Tout cet édifice éditorial n’aurait sans doute pas vu le jour sans Philippe Jeanneret, le rédacteur en chef de la revue. L’enseignant de sciences physiques a découvert le jeu de Dames dans les années 80 et, depuis, la passion ne l’a pas quittée. Il apparaît que bâtir et animer cette revue lui a d’ailleurs permis d’harmoniser son engouement pour le jeu et sa vocation transmissionelle : grâce à une ligne éditoriale ouverte à la richesse du jeu et de ses praticiens, il entend en effet diffuser, décloisonner et vulgariser une discipline encore trop peu connue en France par le grand public.
Revue disponible en format numérique — 4 € par numéro — en vente sur le kiosque numérique Scopalto :
Interview de Philippe Jeanneret
« Philippe Jeanneret, vous êtes le rédacteur en chef de la revue Le jeu de Dames. Pourquoi et comment est né ce projet ?
Ce projet est né d’un constat double. La fédération française n’éditait plus aucun magazine depuis 2008, ce qui interrogeait pour une fédération qui a pour mission de développer et diffuser cette activité. D’autre part, depuis trop longtemps les joueurs de dames ne communiquaient que dans leur cercle trop restreint, sans ouverture vers le monde culturel et artistique, les sciences humaines, la sociologie. Or les joueurs réguliers sont de toutes origines sociales et géographiques. Les compétitions nationales et internationales mélangent les genres, les personnes valides et handicapées, jeunes et seniors, unies dans une même passion. Mais qui le voit ? Nous avons été invisibles bien trop longtemps. Le jeu de dames est encore trop cloisonné.
En 2020, une nouvelle équipe avec un souffle nouveau a pris les rênes de la fédération et le projet de créer une nouvelle revue s’est vite concrétisé grâce à de nombreux soutiens parmi lesquels des chroniqueurs enthousiastes devenus réguliers. Sans eux, la ligne éditoriale n'aurait pas été tenue. Je les remercie pour leur fidélité.
Quel pourrait être le credo de votre ligne éditoriale ? À quel(s) public(s) s’adresse votre revue ?
Notre ligne éditoriale se veut humaine, ouverte, culturelle et bien sûr technique.
Humaine tout d’abord. Qui est derrière le damier ? Un champion qui étudie sans cesse le jeu, développant sa technicité, sa science du jeu ? Pas uniquement. Le jeu de dames inspire des artistes que ce soit dans la peinture, le cinéma, la poésie… La revue ouvre à ces artistes ses colonnes comme dans le numéro 3 à paraître en juillet avec les portraits de champions graffités par Siep Buurke, artiste-joueur néerlandais. Une page est consacrée au film de Claude Chabrol Le cri du hibou avec un témoignage de Christophe Malavoy, acteur principal du film. Derrière chaque victoire se cachent aussi des hommes, des femmes qui racontent quelquefois cet univers secret de l’âpre compétition.
Oui, notre ligne éditoriale c’est « l’humain d’abord » car chaque numéro donne la parole au travers d’interview à ceux qui font le jeu de dames moderne, du jeune compétiteur à l’informaticien créateur de plateforme en ligne en passant par l’organisateur d’événements ou le Grand-Maître.
Le jeu de dames est une aventure humaine. Il est hautement stratégique parce que lié à une incertitude du résultat et avec elle naît des histoires, des déceptions… et les joies d’un sport.
Le jeu de dames est aussi pluriel avec de nombreuses variantes pratiquées. Certains pensent que c’est une faiblesse, nous pensons que ce doit être une force. Notre revue est donc ouverte aux autres formes que le jeu international pratiqué sur un plateau 10x10. On y trouve des chroniques sur le jeu canadien pratiqué en 12x12, mais aussi le russe et le brésilien qui se jouent en 8x8.
C’est cette même ouverture qui nous permet de donner souvent une place à un continent qui regorge de talents naturels : l’Afrique ; en particulier la région sub-saharienne pour le jeu international. Il faut avoir joué dans l’ambiance africaine pour comprendre que le damier est là-bas un art parlé fait d’invectives et très vivant. Dans notre numéro 2, nous avons interviewé Freddy Loko, de la république du Congo, devenu champion d’Afrique en 2014 et qui réside en Auvergne actuellement. Derrière chaque joueur, il y a une histoire.
Enfin, bien sûr, nous nous adressons aux joueurs, du débutant au maître avec une centaine de diagrammes techniques et d’analyses de parties jouées en compétition. Cette partie technique, assurée par des joueurs d’expérience, quelquefois MI (Maître-International) ou GMI (Grand-Maître International) couvre les deux tiers de notre revue.
Vous-même êtes joueur. Après avoir résumé votre rencontre avec le jeu et votre parcours, quel conseil donneriez-vous aux personnes qui souhaitent découvrir ce jeu en 2020 ?
J’ai toujours été un joueur. D’abord d’échecs puis de go, des jeux vers lesquels nous tendons souvent par une certaine pression sociale.
J’ai découvert le vrai jeu de dames, et le fait que pour moi il est un art, une science et un sport, par hasard, alors que j’étais interne au lycée Saint-Joseph au Havre dans les années 1980. Nous jouions avec mise, 1F la partie, avec le garçon qui occupait la même chambre que moi, Marc Lebreton. Nous faisions n’importe quoi et puis un jour je tombe sur un petit livre vert en librairie intitulé sobrement Les dames de Jean Chaze. Ce fut un choc ludique. Des combinaisons extraordinaires, belles et déchiffrables, l’existence de maîtres, de compétitions avec ses parties cadencées, notées et commentées. La découverte d’une activité ou tactique et stratégie sont si fortement liées que chaque coup joué est une aventure. Je déchiffrai les premières combinaisons, telle une pierre de Rosette et mon adversaire habituel d’internat fut soudain totalement et inexorablement dépassé. On m’avait menti par omission. Le jeu de dames m’avait happé.
Il me fallait alors trouver des joueurs, des vrais. Je rencontrai les premiers au Damier Havrais, puis ce fut les étudiants africains de Grenoble et enfin les premières compétitions.
J’ai pratiquement toujours joué dans la division II française, celle nommée Excellence, juste en dessous des cadors de la série Nationale dans laquelle se joue le titre de champion de France.
Des ennuis de santé m’ont éloigné du damier ; il faut être en bonne forme physique pour pratiquer à haut niveau. J’ai repris la compétition en 2017, toujours dans la série Excellence.
Aux personnes qui souhaitent découvrir le jeu de Dames, je leur conseillerais de s’ouvrir à ce qui sera une révélation. Commencer par regarder quelques vidéos montrant le côté spectaculaire du jeu de dames, son aspect tactique incontournable et si spécifique.
Par exemple celle-ci :
- Jeu de Dames — draughts. Le coup Manoury.
- Ou encore celle-ci Jeu de Dames — draughts. Coup Napoléon.
L’incroyable profondeur du jeu de dames se révélera alors.
La pratique assidue est ensuite la méthode incontournable pour progresser dans l’art de la stratégie. Cela peut se faire dans un club ou en ligne ; je conseillerais à ce titre la plateforme lidraughts.org qui permet de jouer contre des adversaires de tout niveau en parties rapide ou lente. C’est ensuite un puits sans fond… si on est sensible aux beautés de ce jeu si épuré et pour moi si esthétique. Ah… j’oubliais : jouez, recherchez des problèmes sur un beau damier fait de bois. La matière est importante, le toucher éveille les neurones ludiques et l’envie de l’analyse.
Il doit y avoir un changement de paradigme sur la perception que l’on a du jeu de dames. Il est tentant d’accoler au jeu de dames le terme de facilité, voire de le considérer comme une activité de peu d’intérêt tout juste bonne à occuper les enfants inactifs car les règles sont d’une grande simplicité. Or cela devrait être un formidable moteur de croissance pour cette activité paradoxalement d’une profondeur et d’une complexité insoupçonnées. En disant cela, je pense à l’énorme potentiel dans les écoles mais aussi les entreprises qui pourraient former des équipes avec une identité qui leur est propre.
Vous êtes enseignant en sciences physiques. Quel lien faites-vous entre votre métier d’enseignant et votre projet éditorial ?
La physique ne peut être comprise que lorsqu’on agrège ses différentes composantes : électromagnétisme, thermodynamique, mécanique, optique, etc. Comprendre l’intérêt des analogies dans des domaines a priori si différents est une démarche très fructueuse que j’enseigne en physique-chimie comme aux dames.
L’univers de ce jeu devenu sport ne se résume pas à une seule technique qui serait déshumanisée, car les différents styles pratiqués se comprennent aussi par le biais de l’analogie. Comprendre le jeu classique — un type de parties — ne suffit pas. Comprendre pourquoi le style africain est souvent classique, c’est adopter une approche historique, humaine, sociologique. Tout cela ne s’apprend pas dans les livres qui abordent le jeu sous un aspect théorique ; le jeu de dames est pluriel et offre des sensations multiples.
La science est en questionnement permanent, le jeu de dames l’est aussi. Il n’est en rien figé et continue d’évoluer. Les parties d’hier ne sont plus les parties d’aujourd’hui même s’il est conservé un socle commun, des méthodes fondées sur les recherches des différentes écoles, principalement russe et néerlandaise.
Lorsque Marcel Deslauriers, champion du jeu canadien sur un plateau 12x12, vint se frotter aux champions du monde européens, il fut moqué pour ses ouvertures non conformes aux canons de l’époque. Il infligea pourtant un camouflet aux Néerlandais en 1956, remportant le championnat du monde par son style engagé et offensif. La variante internationale n’était pourtant pas son jeu de prédilection. Einstein fut presque moqué en 1905 alors qu’il partageait ses conceptions révolutionnaires pour la physique de l’époque. Idem pour Boltzmann, ce grand précurseur de la thermodynamique statistique.
Le jeu de dames ne se développera que si nous montrons notre jeu sous toutes ses facettes. Comme un magicien, qui raconte de belles histoires, son but est de faire sortir la colombe du chapeau. Montrer le jeu par ses seules caractéristiques techniques ne suffit pas pour le diffuser. Nous ouvrir est essentiel. De même, la physique est affaire d’hommes et de femmes, pas seulement d’équations aussi belles soient-elles. »
Liens
Site de la FFJD : http://www.ffjd.fr/Web/
Chaîne YouTube ProfSchy :
Pour contacter la rédaction du « Jeu de Dames » : lejeudedameslemag@gmail.com
Illustration de couverture : The Draughts Players, Michael Sweerts, 1652 – détail ; Rijksmuseum - http://hdl.handle.net/10934/RM0001.COLLECT.5542