Vendredi 20 novembre 2020 — MISHA, Université de Strasbourg

Les jeux à visée pédagogique, tout comme les procédés de gamification utilisés par les entreprises, sont des exemples qui montrent que les jeux peuvent faire l’objet d’usages multiples et parfois éloignés de leur fonction de loisir généralement prédominante. Ils remettent alors en question les théories classiques du jeu, et plus largement certaines théories de l’organisation de l’espace social. Suivant cette idée, le présent appel à contributions propose d’interroger les jeux et les activités ludiques sous l’angle du détournement. Pour ce faire, les propositions pourront aborder cette problématique selon différents axes :

  • les jeux comme pratiques de détournement tels que le hacking, le modding, l’émulation,
  • le détournement de jeux ou de pratiques ludiques tels que la gamification, les serious games, les machinimas, le speedrun,
  • plus largement, la place du jeu dans les sociétés contemporaines, parfois qualifiées de sociétés du loisir.

Cette journée d’étude favorisera les propositions cherchant à mieux définir la notion de détournement lorsque celle-ci est appliquée au domaine ludique et à saisir les redéfinitions des notions du jeu et du ludique lorsque celui-ci fait l’objet de détournement.

Axes de recherche proposés

Les propositions de communication traitant des sujets ci-dessous seront appréciées, sans que cette liste ne soit exhaustive. Les approches interdisciplinaires permettant d’articuler différentes dimensions seront les bienvenues.

Axe 1 : Les jeux comme détournements

Lorsqu’ils interviennent à certains moments de la vie, les jeux peuvent être vus comme des pratiques de détournement du quotidien et des activités sociales. Les fêtes comme les carnavals sont l’occasion de mettre en place des pratiques d’inversion de la vie quotidienne que cela se fasse par le déguisement ou par des jeux de rôle d’inversion. Emmanuelle Savignac (2017) a notamment montré la place de ce type de pratiques d’inversion des rôles sur les lieux de travail durant lesquels les patrons deviennent de « simples » employés et vice versa, le temps d’une journée. Quels sont alors les rôles de ces détournements qui restent le plus souvent temporaires ? Plus généralement, on peut s’interroger sur les jeux qui consistent à détourner des identités.

Aux côtés de ces pratiques où les rôles et les identités sont détournés, un autre angle d’approche est celui qui interroge les pratiques ludiques elles-mêmes comme des détournements d’objets et de leur fonction pour en faire des jeux.

D’autres pratiques ludiques consistent à s’emparer d’éléments issus d’œuvres littéraires pour en faire des jeux bien réels, à l’image du « Quidditch moldu », dérivé du sport joué par les célèbres sorciers de la série de romans Harry Potter (Rowling, 1997-2007). En prétextant que les « moldus », autrement dit les humains sans pouvoir magique, peuvent eux aussi jouer au Quidditch, les créateurs du jeu détournent la fiction d’Harry Potter dans laquelle ce sport est réservé aux sorciers. Par ailleurs l’esprit même du jeu est détourné car, comme le montre Audrey Tuaillon Demesy (2017), ce détournement du jeu originel est l’occasion de promouvoir des valeurs éthiques généralement différentes de celles que l’on retrouve dans les sports de compétition.

Un exemple bien connu de détournement ayant donné lieu à des jeux est la culture du Hacking et son influence sur le développement de jeux vidéo (Dalleu, 2016). Le modding constitue un prolongement de cette volonté de modification et de transformation des objets, pouvant parfois les éloigner de leurs caractéristiques originelles, voire pouvant aboutir à la création de jeux complets, comme le montre l’exemple bien connu de Counter Strike (Valve, 2000). En laissant ouverts une partie des jeux à ce type de modifications, les concepteurs eux-mêmes invitent les modders à s’approprier à leur façon les productions ludiques.

Axe 2 : Le détournement de jeux

Les joueurs ou utilisateurs de dispositifs ludiques emploient les jeux à des fins autres, par exemple pour la création d’œuvres qui se rapprochent d’autres domaines artistiques : le cinéma, la littérature, les arts visuels et les arts du spectacle. Ainsi, la réalisation de machinima, à savoir « des films d’animation réalisés à partir des moteurs graphiques des jeux » (Barnabé, 2015), vise la production de films ou de clips à partir de jeux vidéo. La rédaction de fanfictions, par opposition, ne s’appuie pas sur les caractéristiques techniques d’un jeu, mais plutôt sur son univers fictionnel, afin de développer des récits qui s’ancrent dans le même monde et qui en étendent les frontières. Les pratiques de détournement de jeux peuvent également être rapprochées de la notion de performance, que ce soit dans les pratiques de speedrun (Barnabé, 2015), de slowrun (Giner, 2018) voire de « non-jeu » (Cayatte, 2018).

Aux côtés de pratiques mises en place par les utilisateurs, les concepteurs de jeux peuvent également détourner les jeux de leurs objectifs de divertissement, en totalité ou partiellement. Parmi les exemples les plus courants se trouve la gamification, terme qui sert à désigner l’utilisation « des éléments de game design dans des contextes non ludiques pour motiver et améliorer l’activité et la fidélité des utilisateurs » (Deterding et al., 2011). Cette dernière est utilisée pour engager les clients plus fortement envers une marque en particulier, pour la gestion de ressources humaines, ou encore à des fins pédagogiques. Face à ces pratiques, des critiques ont pointé les objectifs de contrôle détourné des individus, basé sur la psychologie behavioriste. Néanmoins, il peut aussi s’agir d’aider la recherche santé avec des jeux comme Foldit (Université de Washington, 2008).

L’usage des jeux avec des objectifs non exclusivement ludiques se retrouve également dans la création et l’usage de « serious games » ainsi que dans les pratiques de « serious gaming », qui consistent, à détourner des jeux normalement destinés aux loisirs pour les employer dans des situations « sérieuses » (Alvarez, 2007). Dans une dynamique similaire, les jeux peuvent être utilisés avec des visées thérapeutiques et dans une optique de santé, aussi bien sur le plan de la psychologie, des troubles de mémoire ou encore pour un regain de motricité. Sur un autre plan, les jeux peuvent faire l’objet de détournements idéologiques ou culturels : les jeux à visée politique font ainsi la promotion d’une approche critique des phénomènes de société, se positionnant comme une contre-culture ; les jeux expressifs (Genvo, 2012), quant à eux, questionnent les limites de la définition du jeu. De même, des dispositifs tels que la « Painstation », une borne de jeu vidéo qui punit physiquement les erreurs des joueurs, interroge les conséquences liées aux pratiques ludiques, souvent considérés comme des moments isolés de la « vie courante » (Riezler, 1941 ; Goffman, 1967).

Sur un autre versant du rapport entre jeux et pratiques professionnelles, l’e-sport est un phénomène ayant pris de l’ampleur ces dernières années, qui pose également la question de la définition classique du jeu quant à son aspect improductif et opposé au temps de travail (Caillois, 1958).

Axe 3 : Jeux, détournements et sociétés

Au-delà de ces nombreux cas particuliers de détournement, il est possible d’envisager les évolutions culturelles de la place du jeu dans nos sociétés et ses implications.

L’étude, désormais devenue classique, de Johan Huizinga (1938) sur les jeux, pose que le jeu serait à l’origine de l’organisation de nos sociétés et que certaines de ses caractéristiques se retrouveraient dans de nombreuses activités sociales. Plus tard, Roger Caillois (1958) retravaille cette thèse en considérant que les sociétés s’organisent autour du triptyque « sacré - vie courante - jeu ».

Les écrits plus contemporains de certains chercheurs mettent en avant que le jeu pénètre toutes les strates de la société : nous serions ainsi entrés dans « la société du jeu » (Cotta, 1980), « l’empire ludique » (Fouillet, 2014), « l’âge du jeu » (Jutteau, 2017). Dans ces approches, les jeux ne sont alors plus considérés simplement comme une activité située, prenant place dans un cadre spatial et temporel donné, mais comme une activité qui infuse tous les domaines de la vie. Pour d’autres auteurs, comme Jane McGonigal (2011), la « réalité est cassée [Reality is broken] » et le jeu va permettre de la réparer en changeant les habitudes des individus ; c’est la raison pour laquelle il devrait être présent à tous les niveaux de nos vies.

Sans revenir aux réflexions de Johan Huizinga pour qui le jeu est à la base de la culture, il devient néanmoins une caractéristique applicable à de nombreux autres domaines. Dans ce cadre, il est alors possible de s’interroger sur les évolutions sociales et la place que les activités ludiques y tiennent.

Invité/keynote

Nicolas Besombes

Soumission

Les propositions devront faire 2000 caractères et présenter le corpus ou le terrain sur lequel s’appuie l’étude, la méthodologie employée, des références scientifiques ainsi que la problématique, clairement exposée.

Les propositions ainsi qu’une courte bio-bibliographie sont à envoyer avant le 13 juillet 2020 aux adresses suivantes :

Comité d’organisation

  • Rémi Cayatte (CREM, Université de Lorraine)
  • Laurent Di Filippo (CREM, Université de Lorraine)
  • Kim Marlène Le (BETA, Université de Strasbourg)
  • Laurence Schmoll (LiLPa, Université de Strasbourg)

Comité scientifique

  • Nicolas Besombes (Université de Paris Descartes)
  • Thierry Burger-Helmchen (Université de Strasbourg)
  • Estelle Dalleu (Université de Strasbourg)
  • Romain Gandia (Université Savoie Mont Blanc)
  • Sébastien Genvo (Université de Lorraine)
  • Stéphane Goria (Université de Lorraine)
  • Vinciane Zabban (Université Paris XIII)
  • Audrey Tuaillon Demésy (Université de Franche Comté)

Publication des actes

Les actes de la journée seront publiés avec les articles tirés des séminaires mensuels du programme de recherche.

Bibliographie indicative

  • Alvarez J., Du jeu vidéo au Serious game. Approches culturelle, pragmatique et formelle, Thèse de Doctorat en Science de la communication et de l’information. Université de Toulouse II et III, 2007, en ligne : http://ja.games.free.fr/These_SeriousGames/TheseSeriousGames.pdf
  • Barnabé F., « Les détournements de jeux vidéo par les joueurs », RESET, n° 4, 2015, [En ligne].
  • Bonenfant M., Genvo S., « Une approche située et critique du concept de gamification », Sciences du jeu, n° 2, 2014, [En ligne].
  • Caillois R., 1967 [1958], Les Jeux et les Hommes : le masque et le vertige, Paris, Gallimard.
  • Cayatte R., 2018, « le “non-jeu” : une pratique à interroger » colloque Entre le jeu et le joueur : écarts et médiations, Université de Liège, octobre 2018 http://www.expressivegame.com/wp-content/uploads/2020/02/Cayatte-non-jeu.pdf
  • Cotta A., 1993 [1980], La Société du jeu, Paris, Fayard.
  • Counter Strike, 2000, Valve, Valve
  • Dalleu E., « [Formes contemporaines de l’imaginaire informatique] >> hacking > < jeu vidéo », Formes contemporaines de l’imaginaire informatique, n° 5, 2016, [En ligne].
  • Deterding S., Dan D., Khaled R., Nacke L., « Du game design au gamefulness : définir la gamification », Sciences du jeu, n° 2, 2014, [En ligne].
  • Fouillet A., 2014, L’Empire ludique. Comment le monde devient (enfin) un jeu, Paris, Éditions François Bourin.
  • Genvo S., 2012, « Comprendre et développer le potentiel expressif », Hermès, n° 62, p. 127-133.
  • Giner, E. (2018) « Du Slow Play au slowrunning » Les chroniques vidéoludiques, en ligne : https://www.chroniquesvideoludiques.com/du-slow-play-au-slowrunning/
  • Goffman E., 1967, Interaction Ritual. Essays on Face-to-Face Behavior, New York, Pantheon Books, 1967 ; trad. fr. Alain Khim, Les Rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1974.
  • Huizinga J., 1988 [1938], Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, trad. fr. Cécile Seresia, Paris, Gallimard.
  • Jutteau J.— A., 2017, L’Âge du jeu. Pour une approche ludique des mutations numériques, Paris, Presses de Sciences Po.
  • McGonigal J., 2011, Reality is Broken: Why Games Make Us Better and How They Can Change the World, Londres, Penguin Books.
  • Riezler K., 1941, « Play and Seriousness », The Journal of Philosophy, vol. 38, n° 19, p. 505-517.
  • Rowling J. K., 1997-2007, Harry Potter, Londres, Bloomsbury Publishing.
  • Savignac E., 2017, La gamification au travail. L’ordre du jeu, Londres, ISTE éditions, coll. « Innovation, entrepreneuriat et gestion ».
  • Tuaillon Démésy A., « Le quidditch moldu. De l’imaginaire à la réalité », Questions de communication, n° 31, pp. 393-413.