La littérature comparée est une discipline qui met en relation les littératures de différentes cultures ou la littérature avec d’autres formes d’art ou encore avec d’autres disciplines.

Or, à l’intersection entre la littérature et la psychanalyse, se trouve l’ « entre-deux morts » que le psychanalyste français Jacques Lacan pose dans le Séminaire VII ; L’Éthique de la psychanalyse entre 1959 et 1960, puis reprend dans Les Écrits en 1966. L’expression, « entre-deux-morts », implique qu’il n’existerait pas une seule mort, mais deux. La mort physique, physiologique, que nous savons tous devoir à la vie. Et une autre mort, mort psychique, mémorielle ou spirituelle. Jacques Lacan a d’abord analysé ces deux morts et leur « entre-deux », à partir de la « seconde mort » sadienne, par laquelle les personnages de bourreaux, chez Sade, le Marquis romancier et philosophe du XVIIIe siècle français, puis leurs émules sadiques, parviennent, au-delà de la mort qu’ils imposent à leurs victimes, à les profaner, à les réduire, à les détruire, à les anéantir, à leur faire porter enfin la responsabilité de ce qu’ils ont subi. Il s’est également inspiré de la « seconde mort » du poète gallois Dylan Thomas, « second death » d’un homme qui peinait à renaître d’une vie alcoolisée entre-deux-guerres, par exemple dans le poème J’ai rêvé ma genèse, du recueil intitulé 18 Poems, et paru en 1934 :

J’ai rêvé ma genèse et suis de nouveau mort, shrapnel[1]
Enfoncé en plein cœur, trou
Dans la plaie recousue et le vent coagulé, la mort
Muselant la bouche gazée.
 
Vif dans ma seconde mort j’ai marqué les collines,
moisson
De ciguës et de brins, rouillant
Mon sang sur les morts durcis, cherchant
A m’arracher de force à l’herbe.

Le schrapnel est un obus à balle ou un fragment projeté par une explosion. Ce « shrapnel », cet homme fragmenté, est déjà mort (« de nouveau mort »), un mort qui rêve qu’il naît (« J’ai rêvé ma genèse »), rêve qui le fait mourir une seconde fois, d’une mort dans laquelle il reste « vif », parmi les « morts durcis » du champ de bataille. Cette seconde mort est une mort qui empiète sur la vie et une vie qui n’en n’est plus une. Elle existe dans une autre acception aussi chez les mystiques, au premier rang desquels le Saint François d’Assise, qui écrit, dans le Cantique du Soleil ou Cantique des Créatures en 1224 ou 1225 :

Loué sois-tu, mon Seigneur,
Pour sœur notre Mort corporelle
De laquelle nul homme ne peut échapper.
Malheur à ceux qui mourront dedans le péché mortel
Bienheureux qui ont rencontré tes très saintes volontés
Car la seconde mort ne leur fera pas de mal.

Où une seconde mort saisit, après la mort corporelle et le jugement dernier, ceux qui, de par leur péché mortel, ne peuvent connaître la vie éternelle. C’est leur mort qui devient alors « éternelle », la seconde mort est la mort quand elle est éternelle. Lacan quant à lui, n’étudie pas tant la seconde mort en elle-même, que « l’entre-deux-morts ». Un espace-temps, une frontière, une liminalité, qu’il interprète avec l’Antigone de Sophocle. La jeune femme a été emmurée vivante après qu’elle a désobéi aux lois humaines et aux dieux olympiens pour inhumer son frère mort, par fidélité à sa famille et aux dieux d’en-bas, les dieux chthoniens. Ce faisant, dit Lacan, elle franchit la limite, l’atè, franchissement qui la désigne comme héroïne tragique et la condamne à « une vie qui va se confondre avec la mort », à « une mort vécue de manière anticipée », à être « suspendue entre la vie et la mort ». Là, entre deux morts, Antigone acquiert « un éclat insupportable », elle devient « une image fascinante, qui fait ciller ». L’éclat d’Antigone, sa beauté, ont, dit Lacan, « fonction de barrer l’accès à l’horreur », à « une horreur fondamentale ». Il précise : « L’effet de beauté est un effet d’aveuglement : il se passe quelque chose au-delà qui ne peut être regardé ».

Il faut maintenant opérer ensemble un renversement. De la suspension entre la vie et la mort à « l’effet de vie ». « Effet de vie » que produirait, et ce serait là, j’en fait l’hypothèse, sa caractéristique essentielle, le jeu. Le comparatiste Marc-Mathieu Münch[2] faisait déjà reposer sa théorie des arts et de l’art en général sur cet « invariant universel ». Il faut, semble-t-il, aller plus loin, et inclure l’art dans le jeu. Puis, avec l’art, la littérature, l’histoire, et bien d’autres choses encore. Posons donc l’hypothèse qu’il n’y aurait pas une vie, mais deux. Une vie donnée, et une vie reçue. Une vie déterminée, par la physiologie, l’origine familiale et sociale, l’époque et le lieu, les alea et l’anankè, la nécessité, une vie serve et une vie libre, choisie, subjective, vraiment vécue. Cette seconde vie procèderait du jeu. Hypothèse qui évoque immédiatement l’ « espace transitionnel » du psychiatre anglais Winnicott, cet espace situé entre le visage de la mère et celui de l’enfant où il origine l’expérience culturelle et la vie créative « creative living », manifestée, écrit Winnicott dans Jeu et réalité, par le jeu, « manifested in play », en deux étapes :

  • Un état de détente dans la confiance, au cours duquel s’exerce une activité physique et mentale manifestée dans le jeu.
  • La sommation, le réfléchissement de ces expériences, c’est à dire ce que le témoin peut renvoyer en retour.
    « Dans ces conditions très particulières, conclut Winnicott, l’individu peut « se rassembler » et exister comme unité, non comme une défense contre l’angoisse, mais comme expression du Je suis, je suis en vie, je suis moi-même. A partir d’une telle position, tout devient créatif[3] ». De cet espace, et de l’expérience de jeu en confiance, l’adulte tirera son rapport à la culture, qui en est l’héritière. Dans cet espace, espace du jeu créatif, l’enfant – puis plus tard l’adulte - n’a pas à rendre gorge sur le fait qu’un objet soit intérieur ou extérieur, inventé par lui ou à lui apporté de l’extérieur, réel ou fictif. Là, par le jeu, dans le jeu, l’enfant apprend, puis use du processus de symbolisation, qui lui permet de lier les choses à leurs représentations, ou à leur nom, de manière toute personnelle et vivante. Sigmund Freud également, associait le phénomène de symbolisation avec le jeu, quand il observait le jeu de la bobine de son petit-fils, dont le père était parti à la guerre. L’enfant disait « AAA » pour « Da », en français « là », quand sa bobine, poussée au loin, lui était cachée, et « OOO », pour « Fort », en français « partie », quand sa bobine se trouvait à nouveau sous ses yeux. Apparent paradoxe où Freud voyait le langage convoquer l’absent, maintenir présent l’absent. Ainsi en est-il du jeu.

Appliquons maintenant à la seconde vie du jeu l’approche structurelle de l’entre-deux-morts. Il y a une deuxième vie dans la vie. Un supplément de vie apporté par le jeu, qui autorise l’identification à un personnage, jeu de l’acteur ou jeu de rôle, l’interprétation personnelle d’un morceau de musique, le jeu de Lang Lang ou celui de Radulovic, la résistance aux épreuves, maladie, pauvreté, humiliation, tenues à distance par l’humour, le jeu de mot ou l’ironie, l’agrandissement de soi par les mondes possibles. Il y a une deuxième vie après la mort. Un supplément de vie, là encore apporté par le jeu, celui de l’enquête, de la recherche, de la mémoire, de l’élaboration ou de l’appropriation d’un passé qui n’est plus, mais que l’on peut convoquer et maintenir, réinterroger, avec lequel on peut jouer « comme si », comme s’il était toujours là. Il y a enfin un espace entre ces deux vies, cette liminalité parfois floue entre la vie réelle et la vie jouée, dont on peut étudier la fonction de divertissement, le rapport aux règles, à l’identité, les tentatives de maîtrise et toutes les martingales, autant que les abus qui en inversent le sens. Car le jeu pathologique, quant à lui, contraint à la répétition plutôt qu’à la création. Il aliène au lieu de porter la marque d’une éventuellement modeste, mais néanmoins irréductible, originalité, qui peut être le fait de chacun de nous, si nous acceptons de jouer le jeu.

Dans cette approche du jeu, l’art, la mémoire, la culture, procèdent du jeu. C’est du jeu, et par le jeu, qu’ils produisent un effet de vie, un supplément de vie, une réconciliation, ou du moins une acceptation de la vie, qui tiennent à distance le néant, la souffrance et la perte, l’ennui. Ici retrouvons-nous le Pascal du divertissement, le Schopenhauer de la Représentation :

L’homme ordinaire ne se préoccupe que de passer le temps, l’homme de talent que de l’employer. La raison pour laquelle les têtes bornées sont tellement exposées à l’ennui, c’est que leur intellect n’est absolument pas autre chose que l’intermédiaire des motifs pour la volonté. Le résultat est une effroyable stagnation de toutes les forces de l’individu entier : l’ennui. Pour le combattre, on insinue sournoisement à la volonté des motifs petits, provisoires, choisis indifféremment afin de la stimuler et de mettre par là également en activité l’intellect qui doit les saisir. De tels motifs sont le jeu de cartes ou autres. À leur défaut, l’homme borné se mettra à tambouriner ou à tapoter avec tout ce qui lui tombe sous la main. Le cigare aussi lui fournit de quoi suppléer aux pensées[4].

Ou Nietzsche qui associe la maturité de l’homme au sérieux de ses jeux d’enfants. Car le contraire du jeu n’est pas le sérieux, mais la réalité. Le contraire du jeu n’est pas la « vraie » vie, mais bien la vie « aliénée ». Cette philosophie du jeu, une ludosophie, pourrait-on dire, est construite sur l’hypothèse de l’effet de vie, d’une seconde vie générée par le jeu, qui introduise de l’Étant dans l’Être.

D’un point de vue épistémologique, maintenant, l’effet créatif du jeu, le déploiement de ses potentialités, ne peuvent être étudiées que comme « système complexe ». J’en dois l’idée au Professeur Elisabeth Belmas. Les systèmes complexes, qu’étudie en particulier l’Institut des systèmes complexes sont « Un ensemble constitué d’un grand nombre d’entités en interactions (…). (Ils) sont caractérisés par des propriétés émergents qui n’existent qu’au niveau du système et ne peuvent pas être observées au niveau de ses constituants. » Il en va ainsi, pour permettre de saisir simplement ce qu’est l’émergence, des mots d’une phrase. Pris séparément, ils ne signifient pas la même chose que pris dans la phrase. L’étude des systèmes complexes est pluridisciplinaire. Il n’est qu’à reprendre le programme de ce colloque : archéologie, histoire, histoire de l’art, archivistique, sociologie, sciences de l’éducation, géographie, études de genre, psychologie, communication, politique institutionnelle et… littérature comparée. Si vous ajoutez les mathématiques et l’économie de la théorie des jeux qui modélise les jeux à somme nulle de manière à étudier les stratégies d’interaction, nous couvrons et dépassons tout le champ des sciences humaines et sociales. D’un point de vue pratique, enfin, la définition philosophique du jeu comme seconde vie, et sa définition épistémologique comme système complexe pluridisciplinaire, doit opérer ses applications grâce à une « boîte à outils », une ludocritique.


  1. Obus à balle ou fragment projeté par une explosion. ↩︎

  2. Marc-Mathieu Münch, L’’Effet de vie ou le singulier de l’art littéraire, Paris, Honore Champion, 2004. ↩︎

  3. Donald W. Winnicott, Jeu et réalité, 1971, Gallimard, 1976, p. 79-80. ↩︎

  4. Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse de la vie. ↩︎